Plénitude. Vacuité.
Ne les oppose-t-on pas en vain ?
Patricia Laranco
La collection les œuvres jointes est ouverte à des travaux d'écriture poétique de nature expérimentale ou insolite réalisés par un
membre de l'association La Jointée.
En quoi cet ouvrage, lointitude, que signe Patricia Laranco, peut-il être perçu comme de nature expérimentale ou insolite ?
Le titre évoque d'autres titres ou mots-clefs nés sous la plume de francophones imaginatifs, telle que la crassitude inventée par Raphaël Confiant. D'après Léon Warnant, d'altitude à
vicissitude, environ 38 substantifs français actuels partagent la rime en tude, et 29 celle, plus riche encore, en itude. Alors donnons nous la latitude de discerner l'inquiétude qui chemine
depuis la lointitude.
Vu de l'extérieur, ce livre ressemble à la majeure partie des plaquettes de poésie éditées ça ou là. Format, reliure, qualité du papier, rien de plus banal. Si le lecteur l'ouvre, il constatera
un arrangement interne des plus traditionnels : une page de garde, une préface, des textes de poèmes sagement empilés, une table des matières, une biographie succincte et une bibliographie,
l'indispensable avertissement du directeur de collection…Rien que de très ordinaire.
Et vu de l'intérieur ?
Oui, mais comment pénétrer à l'intérieur d'un livre ? Suffit-il de l'ouvrir ?
La graphologie [1] nous donne une première information. ¨Pour ses théoriciens, la page blanche est en fait un graphique
tridimensionnel. Une première lecture instaure deux polarités évidentes :
- bas|haut – matérialité-concrétisation|spiritualité-abstraction
- gauche|droite – passé-soi|futur-l'autre.
- superficie|profondeur – indifférence-flegme|passion-énergie.
Mais si l'exploration de la troisième dimension de la page peut passer par le pertuis d'éventuelles perforations physiques, elle peut aussi emprunter le chemin du choix des figures de style, du vocabulaire, des constructions syntaxiques. La notion de profondeur de texte, pour métaphorique qu'elle soit, est irréfragable.
Comment donc se faire un chemin entre le dessus du texte, ces arrangements de strophes et de lignes, de phrases et de mots, de lettres et de signes, flottant dans un espace et blanc et tiède et bien borné, et le dedans du texte, ces mystérieuses galaxies de sons et de sens, d'espoirs et de peurs, d'aveux et de vie, flottant dans un ciel et noir et froid et sans limites ?
Nous avons ouvert le livre ? Entrons dans le texte.
Que sont la chair et le sang des mots sous la peau de la page ?
Car c'est là qu'elle nous conduit. Quelle porte ouvrir pour entrer dans les mots-édifices, les mots-corps, les mots-cosmos ?
Comment faire pour comprendre, s'autoriser à comprendre, plutôt, que les mots peuvent être la clefs de leur propre serrure, la serrure de leur propre porte, la porte de leur propre construction ?
Comment faire pour imaginer, se laisser aller à imaginer, plutôt, que l'expérience à la fois mentale et sensorielle que chacun de nous peut faire, aux heures indécises, dans la crépusculaire frontière entre la mémoire du jour et la divination de la nuit, non d'un dédoublement, mais de la capacité à se glisser dans l'épaisseur du présent, à s'insinuer entre soi et soi, à s'y installer pendant un temps hors du temps, puisse préfigurer, modéliser, un voyage au-dedans de la parole ?
Comment faire pour assumer, se donner la permission d'assumer, plutôt, la faille qui nous déchire et nous écartèle parfois, cette tension intime entre le tout de notre être arc-bouté à survivre, et le multiple de nos sensations avides de nous dissoudre, comme étant une entrée en nous-même, permettant l'involution qui fera de nous notre propre visiteur ?
Elle nous explique, texte après texte, et chaque fois en regardant vers le centre d'un point de vue différent, que ce voyage dans l'espace intérieur de notre destin est analogue à celui qui peut être projeté dans l'interstice entre les mots du texte, la jonction entre les textes du livre.
Les trois dimensions du voyage, sur la feuille comme sous les mers ou dans les airs : latitude, longitude, lointitude.
Au lieu d'être obstacle à la pénétration, la ténuité qui les sépare est, une fois absorbée la crainte de l'étouffement, à l'instar du paradoxe de l'épreuve du Pont de l'Épée [2] , la garantie et la preuve de la possibilité d'accéder aux immenses espaces que concentrent les contenus de chacun de ces germes d'éternité : les mots du texte tout comme les organes du corps ou les éléments de la pensée.
Le vocabulaire de cet ensemble poétique révèle les préoccupations de Patricia Laranco. Les mots dans, dedans, inscrits plus d'une fois par page, rythment son exploration et balisent sa dérive. Espace et temps, vie et corps, mot et silence, solitude et ombre viennent régulièrement marquer le territoire de l'écriture. A la fois refrain et repères, les mots-clefs au centre de leur petit système solaire donnent mouvement et équilibre à leurs mots planétaires.
Par exemple, comment est, quel est, pourquoi est le silence entre les paroles ?
Elle ne le définit pas à la manière des techniciens du discours.
Elle l'associe à une sphère d'adjectifs – ou de mots faisant fonction – qui l'éclairent, l'illustrent, le font parler. Le silence est tour à tour brun, caverneux, central, densifié, doré, énigmatique, étale, fluide, grillon, interstitiel, lisse, lumineux, nodal, obstiné, résistant, simple, spiral, vertical.
Non point palette de silences, mais couleurs, formes, bruits, matières, concepts du silence. Le silence ne fait pas que caresser l'oreille : il impressionne l'œil, réagit au toucher, interfère avec le mouvement, et s'insinue même dans la pensée abstraite.
Patricia Laranco, à petites touches, en posant des constats simples comme veilleuse devant un miroir, parfois des interrogations acérées comme épines de roses à peine balancées, nous propose par écrit une réflexion sur l'écriture ; l'écriture, alliance respiratoire entre le vide indéfini de silences qui germent en désordre et les atomes de sens qu'éparpillent les mots.
Elle dénonce en les dénommant les mouvements secrets qui engendrent la ligne de texte, à la fois trace du mouvement des mots sur la page et prison pour le texte qui aspire à s'en libérer.
Elle associe la transsubstantiation des céréales aux mutations du pain ; une géométrisation cristalline de l'espace à l'animalité du poème et aux pulsions de liberté du texte gyrovague.
Les mots nous échappent, comme l'enfant se sépare avec espoir et regrets de la matrice maternelle, pour oser vivre leur vie, et danser leurs rencontres, refus ou accordailles.
Voilà, il est temps que je vous laisse, aux pas feutrés du songe, [3] entrer dans la chambre des mots.
C'est l'heure de l'insomnuit.
Jean-Pierre Desthuilliers
Max Pulver, Le symbolisme de l’écriture, 1931, Librairie Stock, Paris.
Je n'ai pas lu le texte de Patrica Laranco sur manuscrit autographe, dons je ne puis ici me risquer à quelque interprétation que ce soit.
Badémagus, le ravisseur de Guenièvre, s'est retranché en son château. La voie d'accès est coupée par le terrible Pont de l'Épée, une immense épée
tranchante comme un rasoir posée entre deux rives. Lancelot osera se risquer à y poser le pied, ce qui le fera passer dans un autre plan de réalité où le pont se transforme...
lancelot, ou le chevalier à la charette, par Chrétien de Troyes, vers 1176, éditeur inconnu... Repris 798 ans plus tard par Robert Bresson sous le titre lancelot du lac.
L'interprétation symbolique est aisée.
Le titre distinctif le pont de l'épée a été repris par Guy Chambelland pour sa revue littéraire, qui livra 82 numéros entre 1957 et 1983.
Merci à Emmanuel Lochac…
Source : adamantane.net
Ce texte est aussi la préface du recueil de Patricia Laranco, à paraître sous peu;
au cas où vous désireriez vous le procurer, le commander en contactant l'auteur par mail à l'adresse suivante:
arkangele@aol.com