Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde

Par Liliba

4ème de couverture :

"Eric,
Commençons par le commencement : reste calme. Si tu lis ceci, je ne suis plus de ce monde. Prends le téléphone et compose le 1. Dis à la femme qui répondra que tu es Eric Sanderson. La femme est le docteur Randle. Elle comprendra ce qui s'est passé et elle sera en mesure de te recevoir immédiatement. Prends les clefs de la jeep jaune et roule jusque chez elle. [...]
Le docteur Randle pourra répondre à toutes tes questions. Il est important que tu ailles la voir tout de suite. [...]
Les clefs de la maison sont suspendues à un clou sur la rampe au pied de l'escalier. Ne les oublie pas.
Avec regret et espoir aussi,
le premier Eric Sanderson. "

Un matin, Éric Sanderson se réveille amnésique. Grâce à une série de lettres, d'indices et de textes codés qu'il s'était adressés à lui-même, il reconstitue son passé, et découvre qu'un requin, qui vit dans les eaux troubles de la pensée, le traque pour dévorer ses souvenirs... Il plonge soudain dans un monde parallèle inquiétant, où l'attend un amour imprévu, échappé du temps. Un jeu de piste brillant qui nous révèle la fragilité de la réalité, et le rêve éternel de l'amour.

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Le ludovicien, requin métaphysique qui traque le héros, est-il une réalité ou seulement une suggestion de l'esprit ? La mémoire des hommes est-elle une entité à part entière, dont on peut les déposséder ? Éric vit-il réellement ces évènements terriblement angoissants, cette fuite en avant à la recherche de son passé oublié et ce voyage pour sauver sa peau, ou bien tout cela ne sort-il que de son cerveau fragilisé ? Est-il fou ou bien ce requin mangeur d'idées et de mots va-t-il réellement le dévorer ? Les pensées peuvent-elles avoir une vie propre et naviguer dans l'espace (ou le non-espace), peuvent-elles être détachées de l'homme qui les a formulées ? L'identité d'un homme est-elle immuable ou bien interchangeable d'un cerveau à un autre, d'un corps à un autre ? Pouvons-nous retrouver par la pensée les êtres perdus ? Notre subconscient peut-il nous enseigner ce que notre conscient ne peut pas comprendre ? Y a-t-il une vie après la mort ?

J'ai dévoré ce roman en deux jours à peine (nuits comprises !), mais me voici devant mon clavier avec un mal fou pour le résumer. En effet, l'histoire est assez compliquée et plus qu'abracadabrante, mais j'ai néanmoins plongé dans ce livre sans pouvoir reprendre haleine jusqu'à ce que je l'aie terminé.

Autant de questions sans vraiment de réponses... mais dont nous suivons le déroulement dans cette histoire qui file à toute vitesse, à la vitesse de la recherche de cet homme sur son identité. L'angoisse d'Eric est palpable tout au long des pages, elle nous interpelle, nous fait réfléchir sur ce que nous sommes de plus que notre enveloppe organique, notre corps mortel rattaché à la terre. J'ai été séduite par ce roman car j'aime imaginer que mes pensées me survivront, qu'il y a, au delà de mon corps, un moi qui vit aussi, et qui pourrait suivant les circonstances devenir indépendant de mon moi d'ici et  maintenant. J'ai aimé cette angoisse sourde qui s'est distillée en moi tout au long de ma lecture, ce petit "et si c'était possible ?" qui clignotait dans un coin de mon cerveau au fil des pages, ces élucubrations d'un esprit malade qui deviennent pour lui aussi réelles que le monde qui m'entoure.

Ce roman est absolument déroutant et passionnant tout à la fois. Ce n'est pas un polar, ni un thriller, ni un livre philosophique ou métaphysique, c'est cela tout à la fois, d'une richesse inouïe, sortis de l'imagination fertile de ce jeune auteur talentueux.

Un coup de coeur pour ce livre !

Extrait :

"L'animal qui te chasse est  un ludovicien. Il appartient à l'une des nombreuses espèces de poissons purement conceptuels qui nagent dans les flots des interactions humaines et dans les marées de la causalité. Ça peut paraître complètement fou, mais ça ne l'est pas. La vie est tenace et déterminée. Les flux, les courants et les rivières de la connaissance, de l'expérience et de la communication humaine, qui se sont développés au cours de notre brève histoire, constituent désormais un immense environnement, riche et abondant. Pourquoi devrions-nous nous attendre à ce que ces flux soient stériles ?

La vie trouve toujours un chemin. Regarde-nous simplement toi et moi, et vois la vérité.

Je ne sais pas exactement comment le poisson de pensée est venu au monde, mais dans les vastes piscines chauffées de la société et de la culture, des millions de mots, d'idées et de concepts évoluent constamment. Il est plausible, semble-t-il, que l'un d'eux se soit élevé au-dessus de ses cousins à cellule unique, de la même façon que  nous l'avons fait. Le Gène Egoïste ?

Le ludovicien est un prédateur, un requin. Il se nourrit de souvenirs humains au sens intrinsèque du moi. Les ludoviciens sont solitaires, férocement territoriaux et méthodiquement chasseurs. Un ludovicien peut sélectionner un individu humain comme sa proie et le poursuivre et s'en nourrir pendant des années, jusqu'à ce que la mémoire et l'identité de cette victime ait été entièrement dévorées. Parfois, le corps de la cible survit à cette épreuve et peut poursuivre une seconde vie crépusculaire après que le moi et les souvenirs originaux ont été emportés."

Cécile a lu ce roman qu'elle a bien aimé et "salue la performance de l'auteur", Roxane quant à elle a été déçue, Stephie n'a pas adhéré à l'histoire et Cuné n'a pas pu le terminer... Yohan n'a pas du tout aimé et ne l'a pas terminé. Et j'ai lu aussi je ne sais plus où (bécasse, je n'ai pas noté tout de suite) une critique absolument mauvaise et cassante.

Je peux tout à fait comprendre cet abandon ou ces déceptions, tant ce roman est étrange et déconcertant. Pour ma part, mon imagination fertile m'a aidé à rentrer dans cette histoire, sans trop chercher à tout comprendre, en me laissant juste porter par les évènements et le suspense que j'ai trouvé vraiment soutenu.

Je remercie les Editions Robert Laffont pour cette belle découverte, ainsi que Babelio.

    Dans une terre grasse et pleine d'escargots
    Je veux creuser moi-même une fosse profonde,
    Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
    Et dormir dans l'oubli comme une requin dans l'onde.
   
    Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;
    Plutôt que d'implorer une larme du monde,
    Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux
    À saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.
   
    Ô vers ! Noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
    Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ;
    Philosophes viveurs, fils de la pourriture,
   
    À travers ma ruine allez donc sans remords,
    Et dites-moidites-moi s'il est encor quelque torture
    Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !

   Charles Beaudelaire. Le mort joyeux