Ce qui est étrange chez Miguel Torga : il aime l’humanité. Comment une telle chose est-elle possible ? Je n’en sais rien. Ce que je peux dire c’est qu’une certaine opération magique nous, fait, heureusement seulement pour la durée de la lecture, aimer les Hommes, sans avoir à nier leurs défauts : lâcheté, avidité, et vices de toutes sortes. Il y aurait quelque chose à sauver, à aimer.
Prenons un exemple : le médecin de la nouvelle “Triste Journée”, du recueil Rua. On le voit d’abord comme cynique par nécessité “qu’est-ce qu’on peut y faire?”, il faut bien demander son dû, même si c’est la mort prochaine qu’il annonce et que son art est impuissant. Puis on le voit peureux d’annoncer une mauvaise nouvelle, au risque d’annoncer un faux diagnostic. Il est inquiet. Enfin il arrive trop tard pour un accouchement (il fallait pas laisser la soupe de sa femme refroidir), mais reste tout de même pour sympathiser, avec émotion et sympathie, avec la parturiente, alors qu’il n’a rien à faire là. Au cours de cette journée le médecin, pourtant bien obligé de sauvegarder les apparences, sera soumis aux lois de l’émotion, aux lois de la nature qui, chez Torga, sont toujours à l’oeuvre dans les drames ou les joies de ses personnages. Alors que les scènes qu’il nous révèle sont souvent banales, la visite d’un médecin, la froideur d’un patron à l’égard de son employé, l’amour impossible d’un jeune homme pour une femme à peine aperçue, à chaque fois – et c’est proprement de la magie – il est capable de nous faire sentir la Vie qui palpite derrière chaque geste ou chaque expression, même chez celui qui nous apparaît un moment comme une pure et simple brute, qui semble de prime abord avoir troqué son visage par un masque de pierre.
Une fois j’avais qualifié cette sorte d’esthétique de panthéisme. Dans un autre recueil de nouvelles Les Lapidaires, on sent vraiment vivre les pierres, comme les humains, et l’ensemble du moinde naturel. Cette fois, dans Rua, on se concentre, parce que le décor est urbain, exclusivement sur l’humain. Et pourtant il n’y a aucune naïveté là-dedans, crois-moi, et les contrastes sont parfois très violents : quoi de commune entre ce couple de petits vieux qui se réjouissait, des années plus tard, d’avoir une fois pris la liberté de se rendre à Lisbonne pour le seul plaisir de se promener, et cette femme, qui a connu toutes les nuances du malheur et a traversé l’Atlantique, pour finalement revenir tenir un étal sur la place du marché d’un village ? Les contradictions qui nous définissent sans doute : le désir de voyage et un certain amour de la terre natale, l’idéalisme et le pur instinct de survie, tous deux imposés par la nature et le hasard qui nous bourlinguent comme n’importe quoi d’autre.
Je serais bien en peine de te dire quels mécanismes provoquent cette magie, de t’expliquer comment Torga nous donne l’impression de voir chaque ride d’un de ses personnages sans en dire un mot, comment en évoquant un geste simple il nous fait percevoir l’infinité des détails qui le composent, jusqu’au sang qui fuit d’un bout à l’autre du corps, comment en une dizaine de pages, maximum, il nous fait nous sentir aussi proches de ses personnages que de frères, qu’on aime peut-être plus que sa véritable famille, alors même que leurs actes n’ont rien d’extraordinaire, ou peut-être à cause de cela. L’étrangeté, c’est qu’il nous donne discrétement la sensation d’une grande profondeur du quotidien et de la simplicité, qu’on ne perçoit qu’en lisant ses textes, et qu’on a peur de perdre en regardant ailleurs que dans ses pages.
Rua, de Miguel Torga, traduit par Claire Cayron, édité chez José Corti
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LES COMMENTAIRES (1)
posté le 13 mai à 22:29
De Miguel Torga, vient de paraître en édition bilingue dans une traduction de Béatrice de Chavagnac "Orphée rebelle, Orfeu rebelde", une coédition Pierre Mainard, éditeur & Librairie Labrèche, éditions.