Peut-être est-il trop tard, et cette lettre inutile. Je vous ai écoutés depuis dimanche soir : les mêmes mots désolés, les mêmes phrases d’attrition, le même lamento qu’aux soirs de vos échecs de 2002 et de 2007 - ces élections présidentielles supposées imperdables. Mots vides, phrases creuses, refrains artificiels auxquels, depuis le temps, nous ne pouvons plus croire. Car sans doute les retrouverait-on, identiques, aux soirs de vos cinglants revers législatifs de 1986 et de 1993. C’est une vieille manie : les soirées de défaites électorales, vous vous souvenez soudain de vos électeurs. Quand vous les perdez…
Puis vous revenez à vos affaires, sans rien changer de vos habitudes - manœuvres d’appareil, divisions intestines, rivalités personnelles. Avec la conviction tranquille qu’un retour de balancier vous assurera, de nouveau, places, postes, réseaux. Comme si vous étiez définitivement la seule alternance possible à la droite et naturellement les propriétaires des suffrages qui vont avec. Comme si vous n’aviez pas à les reconquérir. Comme s’ils vous revenaient de droit, telles des brebis égarées trouvant forcément le chemin du bercail.
Procès d’intention, direz-vous. Non, simple constat logique : si vous pensiez vraiment le contraire, vous auriez agi autrement depuis 2007, voire depuis 2002. Vous vous seriez ressaisis, vous n’auriez pas privilégié vos détestations plutôt que vos solidarités, vous ne vous seriez pas écharpés comme des chiffonniers, vous n’auriez pas truqué vos propres votes de congrès, vous n’auriez pas offert ce spectacle lamentable à Reims, vous ne vous seriez pas repliés sur vous-mêmes en ces temps d’urgence sociale et démocratique, bref vous auriez pensé à parler à celles et ceux sans lesquels vous n’êtes politiquement rien, plus rien : vos concitoyens, vos électeurs.
Quel droit ai-je à vous apostropher ainsi ? Justement, celui d’être, comme des millions d’autres Français, l’un de vos électeurs, fidèle et constant. J’ai beau parfois la juger avec sévérité, puisque confronté dans mon travail de journaliste à ses incohérences ou à ses impostures, la gauche reste ma famille, de cœur et d’esprit.
La gauche ? Sans l’idéaliser, je veux dire par là cette conviction élémentaire que, derrière tout désordre, il y a une injustice, quand conservateurs et réactionnaires choisiront l’injustice plutôt que le désordre. Or, depuis votre congrès d’Epinay en 1971, depuis la dynamique unitaire qui a suivi, depuis qu’ainsi, vous avez définitivement ravi au Parti communiste la première place, vouloir que la gauche gouverne le pays oblige à voter pour vous, par-delà la diversité des gauches françaises.
Cette responsabilité que vous revendiquez auprès de nous, nous donne donc quelques droits sur vous, et d’abord celui de vous parler franchement. Pour vous dire que les partis sont mortels, qu’aucune étiquette n’est éternelle et que les idéaux n’ont pas d’écurie assignée. Le darwinisme vaut aussi en politique : on vit, on meurt, on se transforme ou on disparaît.
Discréditée par son attitude devant la question coloniale, la SFIO aura vécu, et le Parti socialiste fut plutôt une création par agrégation et rupture que sa succession logique. De 1958 aux années 1970, l’enterrement aura duré près de quinze ans. C’est à peu près le temps qui nous sépare de la fin, en 1995, de l’interminable présidence de François Mitterrand dont, en vérité, vous ne vous êtes toujours pas remis. Et dont, peut-être, vous ne vous remettrez jamais.
Car le résultat électoral du 7 juin 2009 n’est pas un accident, mais une confirmation : celle de votre incapacité collective à vous réinventer un avenir, un projet, une vision. Contrairement aux commentaires convenus, ce n’est pas l’opposition déterminée à Nicolas Sarkozy qui a été sanctionnée dans les urnes, mais votre impuissance à incarner une opposition crédible. Abstentionnistes massifs - dont, pour l’essentiel, la jeunesse et les classes populaires - et électeurs écologistes - dont, notamment, le socle urbain et diplômé de votre électorat - ont sanctionné, par leur absence ou par leur vote, vos divisions, vos faiblesses et vos silences. L’affirmer, ce n’est aucunement diminuer le mérite des listes Europe Ecologie qui ont suscité l’adhésion par contraste avec vos manques.
L’unité des différences, l’originalité du projet, le souci du monde et le souffle de démocratie étaient en effet de leur côté, pas du vôtre. Dans un processus longuement mûri et parfaitement maîtrisé, les Verts ont suscité un rassemblement qui les dépassait, du noniste altermondialiste José Bové aux animateurs de la Fondation Hulot. Loin des vieilles recettes, leur projet européen associait le changement écologique et la protection sociale, se voulant carrément un « programme de transition entre deux mondes, entre deux modèles de développement, entre deux civilisations ».
La promotion de deux figures européennes, mariant et dépassant les nationalités, Daniel Cohn-Bendit et Eva Joly, exprimait une particulière intelligence du monde, de son interdépendance, de sa complexité et de sa fragilité. Enfin, l’absence de toute préoccupation présidentielle, associée à une authentique culture parlementaire européenne, insufflait une vitalité démocratique, à l’image de la décontraction et de la simplicité du leader de la campagne.
Pendant que les écologistes travaillaient, vous vous disputiez. Non pas sur les idées, tant les divergences sont au fond minimes entre vous, mais sur les personnes. En 2006, dans un livre d’entretiens, je me souviens avoir opposé à votre premier secrétaire d’alors, François Hollande, cette réflexion de Pierre Mendès France : « Choisir un homme sur la seule base de son talent, de ses mérites, de son prestige (ou de son habileté électorale), c’est une abdication de la part du peuple, une renonciation à commander et à contrôler lui-même, c’est une régression par rapport à une évolution que toute l’histoire nous a appris à considérer comme un progrès. »
A trois ans de distance, sa réponse ferait sourire si ce n’était pas pitié : « L’essentiel, c’est le projet politique, et cette leçon-là demeure. Les personnalités comptent, mais ne nous laissons pas emporter par la compétition des personnes. [...] C’est le projet, c’est le contrat, c’est la politique qui crée la dynamique. C’est le collectif qui porte l’individuel. » Vous avez toujours produit d’excellents commentateurs de notre vie politique. Ils ne font pas forcément ses meilleurs rénovateurs.
La sanction électorale dont vous faites l’objet vient de loin. Elle frappe de longues fainéantises et d’anciens renoncements. J’en dénombre au moins quatre. Le présidentialisme d’abord, cette gangrène qui dévitalise la démocratie française : héritiers de François Mitterrand, qui en accrut les travers à rebours de ses engagements, vous n’avez pas su inventer un projet politique qui refonde notre démocratie en limitant, en contrôlant et en équilibrant ce pouvoir exécutif dominateur.
Pis, vous avez même accéléré, sans en débattre publiquement, cette présidentialisation de notre vie publique, dont profite l’actuel pouvoir, en associant le passage au quinquennat et l’inversion du calendrier électoral. Toutes générations confondues, vous êtes ainsi devenus un parti de professionnels, où l’individualisme carriériste l’emporte sur la fraternité militante. A tel point que, dans un paradoxe audacieux, les plus rénovateurs d’entre vous ne voient d’autre moyen de sortir de l’impasse que de trancher au plus vite cet enjeu présidentiel en contournant votre propre parti par des primaires ouvertes à toute la gauche.
Cette campagne européenne l’a prouvé au-delà du raisonnable : votre deuxième renoncement concerne rien de moins que le monde qui nous entoure. En théorie porteur, depuis l’origine, de valeurs et principes universalisables, sans passeports ni frontières, le socialisme est supposé unir l’intelligence internationale au projet national. De fait, l’Europe fut, dans les années 1980, votre affaire avec Jacques Delors, tout comme ce sont deux des vôtres qui dirigent aujourd’hui le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du commerce.
Or c’est tout le problème, que révèle au grand jour l’actuelle crise économique et qui fut au moteur de votre propre schisme lors du référendum européen de 2005 : vous avez accompagné la financiarisation et la bureaucratisation de l’Europe, plutôt qu’incarné sa dynamique démocratique et sociale. L’incapacité des socialistes européens à porter une stratégie, claire et cohérente, de changement lors de ce rendez-vous électoral alors même que le capitalisme traverse une crise historique portait l’échec dans les urnes comme la nuée annonce l’orage.
Troisièmement, vous avez oublié d’être vous-mêmes. D’ordinaire, la droite ne masque pas les intérêts particuliers qu’elle défend : elle les assume, les revendique, les illustre par ses choix économiques, sociaux, fiscaux, sociétaux, etc. Et, sur ce registre, le pouvoir actuel se dissimule moins que d’autres, assumant sans vergogne un mélange sans pareil des intérêts privés et des responsabilités publiques.
Or, à force de vous identifier à l’Etat par un effet insidieux de ce présidentialisme qui vous éloigne de votre base, vous finissez par oublier les intérêts sociaux qui vous légitiment. Etre socialiste, ce devrait signifier porter sans complexe les voix de ceux que l’on entend le moins, qui décident le moins, qui comptent le moins - des ouvriers, des employés, des travailleurs, des salariés. Des classes populaires en somme. De ceux qui subissent le partage inégal des richesses inhérent à l’ordre économique actuel.
Or, il y a à peine un an, révisant votre déclaration de principes, vous en avez ôté la simple mention sous forme de constat que les classes sociales existent, comme si cette affirmation que la politique est aussi l’affrontement d’intérêts sociaux divergents vous semblait dépassée. Pis encore, quand le peuple guadeloupéen a donné l’exemple d’une riposte inventive et fédératrice à la crise, par la mobilisation la plus large et la plus déterminée, vous avez paru prendre peur, redoutant une contagion soudaine en France plutôt que de citer en exemple Liyannaj kont pwofitasyon. Qui ne voit pourtant, dans les entreprises comme dans les universités, les unes mobilisées dans la dispersion, les autres épuisées par leur solitude, qu’une dynamique rassembleuse, faisant front contre des politiques injustes et régressives, aurait insufflé de l’espoir, l’envie de résister et d’inventer, plutôt que le découragement qui, aujourd’hui, rôde?
Mais vous ne vous êtes pas seulement éloignés de votre base sociale ; vous avez plus largement ignoré la société civile, sa vitalité associative, son bouillonnement intellectuel, son expertise militante. Quand, enfin, vous vous mettez à réfléchir, colloquer et discuter, voici qu’on retrouve les mêmes figures intellectuelles ou médiatiques qui encombrent les allées gouvernantes depuis bientôt trente ans. Vous ne prenez aucun risque, préférant rester en terrain connu et usé.
C’est votre quatrième renoncement, et peut-être le plus sourdement inquiétant : non seulement vous ne travaillez pas assez votre culture générale, mais surtout vous ne dialoguez plus avec le monde du savoir, vous n’affrontez pas l’audace des idées, vous n’écoutez pas avec humilité ce qu’auraient à vous dire tous ces historiens, sociologues, économistes, mathématiciens, physiciens, biologistes, etc., scientifiques authentiques qui fréquentent laboratoires et bibliothèques plutôt que les allées du pouvoir et de la notoriété.
Il est, de ce point de vue, un souvenir pas si lointain dont l’ironie amère vous accable : Eric Besson, le symbole même du transfuge sans principes, traître à ses électeurs comme à ses convictions, était jusqu’au tout début de 2007 votre secrétaire national aux études. Désormais numéro deux de l’UMP et ministre de l’identité nationale, ce converti zélé au sarkozysme, dont la dérive n’est sans doute pas achevée, était donc officiellement chargé de vos réflexions, pensées et analyses - c’est tout dire.
Depuis sa survenue, vous faites semblant de traiter l’ouverture, ce débauchage humiliant sans autre loi que l’avidité ou la lassitude, comme un épiphénomène. Ce ne serait, à vous croire, que trajectoires individuelles, quand leur somme nous dit le contraire : aucune de vos sensibilités, aucune de vos histoires, aucun de vos courants n’est épargné. De la mitterrandie à la deuxième gauche, de Jacques Delors à Lionel Jospin, de Michel Rocard à François Hollande, sans oublier SOS Racisme, aucun territoire socialiste n’a su résister en bloc à l’érosion sarkozyste - et ce n’est probablement pas fini.
Ce n’est pas seulement affaire de morale politique, bien que la vertu républicaine soit ici malmenée, c’est aussi la note à payer des manquements déjà relevés. Il faut être équitable : ces hommes et ces femmes ont changé de camp sans y voir de rupture. Tout simplement parce que leurs dérives individuelles avaient été précédées par vos dérives collectives. Qu’il s’agisse des institutions, des banlieues, de l’islam, de la sécurité, des libertés, de l’immigration, des privatisations, de la fiscalité, de l’Union européenne, du Proche-Orient, etc., la liste est longue des glissements progressifs par lesquels le socialisme français a perdu en spécificité, en identité et en substance. Comme si vous vous étiez laissé glisser, au fil de vos épisodes gestionnaires, sans prendre la mesure des défis du monde et de l’époque.
Alors, que faire ? La réponse vous appartient, et je n’ai aucune recette en magasin. Je pressens seulement que si vous continuez comme avant, sans sursaut ni vision, vous serez perdus. Jusqu’ici, vous viviez dans le confort de vos fiefs municipaux, départementaux et régionaux. Après tout, vous pouviez digérer l’échec national si vous restiez maîtres des territoires. A un an des élections régionales, l’alarme de ces élections européennes annonce la fin de cette illusion.
Les Verts, que n’obnubile pas la présidentielle, pensent déjà aux régionales, avec la cohérence, le dynamisme et le systématisme qu’ils viennent de prouver. Et ils n’ont aucune raison de se dissoudre dans un front opportun dont vous auriez soudain le souci, après avoir joué en solitaires. Pas plus sans doute que les gauches de la gauche qui préféreront se rapprocher avant de se tourner vers vous. Hier, vous avez dominé et instrumenté la gauche plurielle, plutôt que vous ne l’avez animée et fédérée. Aujourd’hui, vous ne pouvez penser la réanimer artificiellement sur la base de votre propre faiblesse.
Vous êtes donc seuls, face à votre histoire qui est aussi la nôtre. Car ce qui vous arrive, qui nous concerne et nous inquiète, dépasse nos individualités. Un cycle plus que centenaire s’achève, sous les coups de boutoir des crises financière, économique et écologique. A la fin du XIXe siècle, dans le contexte de la première mondialisation et de la deuxième révolution industrielle, la social-démocratie fut une invention européenne, porteuse de trois réponses : l’internationalisme comme souci du monde, le parlementarisme comme projet démocratique, le prolétariat comme levier social. Toutes les familles de la gauche, quels que soient leurs fractures, déchirements et trahisons, sont issues de cette matrice dont les idéaux ont fini par ensemencer toutes nos sociétés, dans leurs pratiques sociales et leurs cultures démocratiques.
Quel en sera l’équivalent à l’heure d’une deuxième globalisation qui décentre le monde, au détriment d’une Europe occidentale qui se crut longtemps maître de sa destinée, et d’une troisième révolution industrielle, qui appelle de nouveaux droits et de nouveaux modèles, d’autres précautions et d’autres protections ?
C’est à cette question qu’il faut répondre par l’invention de nouvelles radicalités démocratiques, sociales et écologiques. Ne manquant pas de penseurs visionnaires, de René Dumont hier jusqu’à Edgar Morin aujourd’hui, les écologistes français s’y attachent avec persévérance hors des sentiers battus. Certaines gauches alternatives aussi, ébranlant les anciens héritages étatiques et les vieux dogmes productivistes, dans une fidélité à une critique libertaire du capitalisme confortée et rajeunie par la crise.
Et c’est aussi ce défi, largement intellectuel avant de se traduire en pratique politique, que l’on retrouve dans la longue marche de Barack Obama, pavée de livres et de discours qui réfléchissent pour agir, qui embrassent large et visent loin. Avant un programme catégoriel, c’est une vision qu’il nous faut où l’espérance de changement se ressource dans l’inquiétude des périls. En somme, un horizon vers lequel avancer. Hélas, rien de tel, pour l’heure, de votre côté.
Oui, hélas, car le temps presse. Jamais les idéaux portés par la gauche n’ont eu autant de pertinence face à la débâcle d’un système injuste, inefficace et destructeur. Et, pourtant, dans presque toute l’Europe, la gauche recule, les conservateurs progressent et l’extrême droite augmente. Quant à la France, l’actuel pouvoir y serait déjà clairement minoritaire, discrédité par ses excès de démagogie et ses abus de pouvoir, s’il n’avait pas, en face de lui, l’opposition la moins inventive, la moins déterminée et la moins rassemblée qui soit. Et c’est un peu, voire beaucoup par votre faute.
Ma sévérité est à la mesure de mon attente. Je ne crois pas à la politique du pire. Les crises ne sont pas forcément salvatrices. Elles peuvent accoucher aussi bien de régressions terribles, avec l’installation durable de pouvoirs orwelliens mâtinés de télé-réalité, répétant sans cesse à des peuples anesthésiés et désinformés : ayez peur, ayez bien peur, ayez surtout peur, et laissez-moi m’occuper tout seul du reste. De tout le reste. Et, par-dessus tout, de l’argent et de la puissance, ces deux adversaires éternels de l’espérance progressiste. C’est ce cauchemar qu’il nous faut faire fuir, tous ensemble.
Merci de m’avoir lu jusqu’à la fin. Merci, peut-être, de me répondre. Merci, surtout, d’en tenir compte, qui sait ?
Edwy Plenel