La Mort de la littérature, Vol. 18

Par Romeo_is_bleeding

« On peut mesurer la sagesse économique de ce siècle à la vogue des éditions dites compactes, où l’on épargne beaucoup le papier, mais fort peu la vue. Malgré cet effort pour économiser le papier dans les livres, on voit bien que la mode actuelle est d’imprimer beaucoup pour ne rien lire. C’est à cette mode également que nous devons l’abandon des caractères ronds, en usage autrefois partout en Europe, au profit des caractères longs. Si l’on ajoute l’éclat du papier, voilà des ouvrages aussi agréables à regarder que nuisibles aux yeux du lecteur ; ce qui convient parfaitement du reste à une époque où les livres sont faits pour être vus, non pour être lus. » (Pensées, de Giacomo Leopardi)

« On imprime des livres avec des caractères de plus en plus petits. J’imagine la fin de la littérature : peu à peu, sans que personne s’en aperçoive, les lettres diminueront jusqu’à devenir tout à fait invisibles. » (L’Art du roman, de Milan Kundera).

« Lire sur un écran d’ordinateur fait mal aux yeux. C’est lassant. L’échec du premier livre numérique vient de cette impossibilité physique de lire. Peut-être que l’e-book nouvelle génération va changer ça. Mais on se rend bien compte que la lecture devient une difficulté physique, et sa disparition n’aura peut-être rien à voir avec ce que les théories conceptuelles appellent la fin de la littérature… » (Un lecteur anonyme)

« Il y a de moins en moins de lecteurs » (Une rumeur anonyme)

     La revue en ligne LHT (à la forte consonance de maladie vénérienne) proposée par le site universitaire Fabula vient de publier un dossier sur la fin de la littérature : Tombeau pour la littérature - sujet mille fois rabâché qui hante, accordons-le, de plus en plus la conscience du large cercle des théoriciens de la littérature. Ne vous attendez pas à une apocalypse expliquée de toutes les fins possibles de la littérature, ce dossier reste la parole multiple énoncée par une même voix. Il y a bien quelques divergences ça et là, mais les noms cités au cours des articles sont à peu près les mêmes : la trilogie Compagnon-Todorov-William Marx, mousquetaires de l’université donc, arrive en tête. Il ne s’agit donc pas de compiler les tombeaux possibles de la littérature (la censure comme fin, la régression progressive du nombre de lecteurs, la disparition des caractères sur la page qui devient immaculée de vide, la crise de l'édition, la répétition comme mode terminal, etc.) mais de dresser une théorie de la mort.

Le discours savant oublie peut-être trop facilement que cette fin de la littérature touche un pays et n’est pas à prendre comme une assertion universelle touchant toutes les littératures (mais existe-t-il plusieurs littératures ?). En ce sens, la crise récente a touché principalement la littérature française – à quoi sert-elle, existe-t-elle encore ? Deuxièmement, les auteurs se penchent principalement, exclusivement, sur la mort de la littérature telle que l’université l’entend. Il ne s’agit donc pas d’étudier la mort physique de la littérature (censure des livres), ni la mort spirituelle du livre (incapacité du lecteur à saisir la mort réelle de la littérature). Ce qui est en jeu, dans ces articles, c’est la position intellectuelle des universitaires ou des critique sur la question de la fin de la littérature comme valeur dans la société. Enfin, n’oublions pas qu’un tel débat peut difficilement s’appuyer sur la littérature actuelle, littérature que personne n’a lue dans son intégralité, qu’aucune instance ne peut classer. L’enquête la plus pointue sur la fin de la littérature ne pourrait porter, au mieux, que sur la production d’il y a vingt ans. Au-delà, il me semble que cela relève plus de l’analyse spéculative que d'une description fondée de la réalité de la situation dans le monde littéraire. Enfin je tiens à signaler le caractère douloureux de certains tournures stylistiques qui peuvent choquer les lecteurs sensibles. De la même manière que Dostoïevski parle d'un « style du Palais », on peut parler ici d'un style de l'Université. [1]

    Le premier article du dossier, « Ma fin est mon commencement : les discours critiques sur la fin de la littérature » d’Alexandre Gefen, a le mérite de tenter une compilation des pièces à conviction de ce crime de lèse-faculté en rappelant les témoins du faisandage littéraire : « Pierre Jourde et Jean-Philippe Domecq s’en prennent au désengagement de nos écrivains contemporains, Richard Millet stigmatise le Désenchantement de la littérature et Renaud Camus pleure La Grande déculturation, Enrique Vila-Matas fait des figures de Bartleby ou de Lord Chandos, artistes sans œuvre, des modèles, Lionel Ruffel pense notre époque comme Dénouement, Jean Bessière se demande Qu’est-il arrivé aux écrivains français ?, William Marx fait l’histoire d’un certain Adieu à la littérature, Dominique Maingueneau et Tzvetan Todorov en prophétisent la fin tandis qu’un site littéraire à la mode se sous-titre « dissection du cadavre de la littérature » [c’est-à-dire le Stalker] et que Laurent Nunez s’étonne le travail des écrivains « contre l’écriture » dans un essai du même nom… »

    Mais à quel moment précis cette déchéance de la littérature française a-elle commencée ? Quand avons-nous échoué ? Avec ironie, l’auteur s’amuse à remonter le temps et à fixer l’origine de la fin de la littérature à son commencement même : « on pourrait mettre en regard de chaque « grande époque » littéraire selon le canon de l’heure, un discours concomitant ayant déclaré sa fin ». Le commencement est le commencement de la fin, pourrait-on dire. Le commencement est la fin est le commencement. En cherchant à retrouver l’origine de la parole décadentiste, Olivier Bessard-Banquy, dans son article « Du déclin des lettres aujourd’hui », date plus précisément le commencement de la fin : « Bizarrement, la revue Esprit semble avoir été en pointe dans cette opération de dénigrement systématique des lettres depuis les années 1980. L’ancien directeur d’Esprit, Jean-Marie Domenach, sonne la charge en 1995 contre le roman contemporain avec son Crépuscule de la culture française mais depuis près de quinze ans déjà la revue publie études et enquêtes sur les faiblesses de la littérature contemporaine, sous la houlette de Jean-Philippe Domecq. « Intrigues obscures, personnages falots […], style contourné » sont pour Domenach les « qualités » les plus frappantes du roman d’aujourd’hui. Pour l’auteur, ancien membre du comité de lecture des Éditions du Seuil, le roman français a renoncé à dire le monde. Il est victime de la triple tentation du formalisme excessif, du nihilisme gratuit, du solipsisme total. (Todorov, longtemps proche du Seuil, fera le même constat douze ans plus tard). » [2] C'est ce qu'on a résumé ensuite par ceci : « La critique, avec Domenach comme avec d’autres, obéit toujours au premier abord à des critères d’ordre poétique : le roman contemporain est d’abord dénoncé pour son manque de littérarité ; il est trop vide, toujours gratuit ; il est trop noir, incapable de saisir le réel dans sa finesse, dans sa nuance ; il est trop absorbé par son propre sujet, autocentré comme n’importe quel candidat à la présidence de la République, seul devant sa glace, en train de se raser le matin. Dans tous les cas, il est dénoncé pour son incapacité à dire quelque chose du monde qui corresponde à une forme de vérité sensible. »

    Une autre logique, beaucoup plus fondée sur l’humain, revient à voir dans le discours des déclinologues un discours d’intéressés : Alexandre Gefen s’interroge ainsi sur les motivations des prophètes de l’apocalypse, sur les causes réelles des paroles formulées par les décadentistes : «Les postures de déploration sont des discours éminemment intéressés. Tel est aussi bien le cas pour le « critique mondain », qui gagne à affirmer sa clairvoyance et à mettre en scène ses terreurs, que pour le « critique écrivain », qui saccage un champ où ses propres œuvres seront au mieux pour fleurir, ou pour le « critique professeur », réassurant socialement sa position d’éminence et justifiant par la question de la valeur son travail historique et théorique. » Comme le note encore plus simplement Guillaume Artous-Bouvet dans «Versions d’un tombeau» : « tous les discours d’adieu sont des discours de vie ». La mort de la littérature ne se traduira pas par un discours, elle sera peut-être l’événement le plus silencieux que l’humanité n'entendra pas… [3]

    Reste enfin à constater la mention d'une autre disparition, celle de la grande verticalité si souvent évoquée aujourd’hui dans le vaste monde de la toile du Net : Alexandre Gefen écrit : «Derrière la triade « formaliste-solipsciste-nihiliste », c’est la conjonction « de l’angoisse et du narcissisme ludique, de l’individualisme et de la massification grégaire » qui est stigmatisée à travers d’innombrables variations qui ont pour plus petit dénominateur commun de s’en prendre à la « déhiérarchisation » du monde, pour reprendre l’expression d’Henri Raczymov. « Mes ennemis sont des esclaves qui ne se souviennent plus qu’il existe des maîtres » éructe encore Richard Millet dans une surenchère provocatrice qui n’accède pas toujours à la grandeur de celle de Zarathoustra, et se complaît tristement à dénoncer la substitution d’une l’horizontalité « attentive à l’ici et maintenant [qui] relie les hommes entre eux » à une verticalité perdue qui assurait auparavant les « liens des hommes à leur mémoire et histoire nationale ». Constatation reprise par Olivier Bessart-Banquy : « Depuis quelques années, de nombreux prophètes de la fin des humanités unissent leurs voix pour déclarer impossible toute écriture de recherche ou de création dans une démocratie gagnée par l’horizontalité. L’idée depuis quelque temps fait son chemin que la littérature ne peut plus avoir de place dans un monde libéral hanté par le culte de la performance. » La fin de la littérature aurait partie liée avec le "démocratisme" de nos sociétés modernes. « De manière quasi systématique, la critique des lettres, habitée par les pages les plus fameuses de Tocqueville, est une critique plus ou moins masquée de la démocratie, régime politique de l’écrasement, de l’horizontalité, de la culture de masse qui tue toute possible littérature, forme d’art et de pensée supérieure qui par nature élève, qui par nature oblige à sortir de soi pour se hisser vers des sommets d’émotion ou de réflexion. »

    L’autopsie du cadavre de la littérature, dont certains affirment l'avoir vu bougé, tandis que d’autres ont définitivement abandonné l’idée d’une possible résurrection et parle de réflexes post-mortem pour expliquer ses derniers gémissements, se poursuit sur la table de dissection. Mais certains observateurs extérieurs, sagement installés au-dessus de la salle médicale, éprouvent la sensation bizarre d’assister à un épisode déjà vu, l’opération de Roswell par l’armée américaine. Ne s’agit-il pas d’un mannequin en mousse ? Est-ce bien la littérature qui est là en bas, en train d'être ouverte ? Ne s’agirait-il pas d’un complot visant à cacher un autre événement, hautement plus capital ? Voilà un sujet pour une série américaine digne de ce nom qui ramènerait la littérature en première page des magazines. A suivre…   

NOTES

[1] J’en veux pour preuve cette pièce à conviction, la seule que je montrerai aux jurés : « Pour cette solution flauberto-mallarméenne-valérienne-sartrienne, mais dont le pouvoir de fascination a largement dépassé les frontières françaises, la réflexivité serait la contrepartie esthétique de l’autodétermination symbolique, la spécularité la conséquence de l’autotélisme, mouvements qui ne sauraient qu’aboutir à une poétique du ressassement, à un épuisement des fonctions symboliques, axiologiques et cognitives attachées par le projet humaniste aux Belles-Lettres, à un isolement voire à une ghettoïsation d’une parole littéraire placée hors de portée de la tribu par les célibataires de l’art ».

[2] Rappelons tout de même ce qu'est le formalise-nihilisme-solipsisme : « Puisque […] l’univers représenté dans le livre est autosuffisant [selon les avant-gardes des années structuralistes], sans rapport avec le monde extérieur, il est loisible de l’analyser sans s’interroger sur la pertinence des opinions exprimées dans le livre, ni sur la véracité du tableau qu’il dépeint. L’histoire de la littérature le montre bien : on passe facilement du formalisme au nihilisme ou inversement, et l’on peut même cultiver les deux simultanément. À son tour, le courant nihiliste connaît une exception majeure, qui concerne le fragment du monde constitué par l’auteur lui-même. Une autre pratique littéraire provient en effet d’une attitude complaisante et narcissique, qui amène l’auteur à décrire par le menu ses moindres émois, ses plus insignifiantes expériences sexuelles, ses réminiscences les plus futiles : autant le monde est répugnant, autant le soi est fascinant ! Dire du mal de soi-même ne détruit d’ailleurs pas ce plaisir, l’essentiel étant de parler de soi — ce qu’on en dit est secondaire.
Nihilisme et solipsisme littéraires sont à l’évidence solidaires, écrit-il encore. Ils reposent tous deux sur l’idée qu’une rupture radicale sépare le moi et le monde, autrement dit qu’il n’existe pas de monde commun. Je ne puis déclarer la vie et l’univers totalement insupportables que si je m’en suis exclu au préalable. Réciproquement, je décide de me consacrer exclusivement à la description de mes propres expériences seulement si je juge le reste du monde sans valeur, et de plus ne me concernant pas. Ces deux visions du monde sont donc également partiales : le nihiliste omet d’inclure dans le tableau de désolation qu’il dépeint une place pour lui-même et pour ceux qui lui ressemblent ; le solipsiste néglige de représenter le cadre humain et matériel qui le rend lui-même possible. Nihilisme et solipsisme complètent le choix formaliste plutôt qu’ils ne le réfutent : à chaque fois, mais selon des modalités différentes, c’est le monde extérieur, le monde commun au moi et aux autres, qui est nié ou déprécié. C’est en cela que, pour une très large part, la création contemporaine française est solidaire de l’idée de la littérature que l’on trouve à la base de l’enseignement et de la critique : une idée absurdement restreinte et appauvrie » (Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007)

[3] C’est ce que développe Milan Kundera dans son Art du roman : « Il y a à peu près un demi-siècle que l’histoire du roman s’est arrêtée dans l’empire du communisme russe. C’est un événement énorme, vu la grandeur du roman russe de Gogol à Biély. La mort du roman n’est donc pas une idée fantaisiste. Elle a déjà eu lieu. Et nous savons maintenant comment le roman se meurt : il ne disparaît pas ; son histoire s’arrête : ne reste après elle que le temps de la répétition où le roman reproduit sa forme vidée de son esprit. C’est donc une mort dissimulée qui passe inaperçue et ne choque personne » (p. 26)