Augagneur 07
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Flemmarder, paresser, contempler le temps qui passe: ça a du bon! Pour les grands comme pour les petits. Alors inutile de culpabiliser: un enfant qui s'ennuie est un enfant qui grandit, qui s'épanouit, qui développe sa créativité
Geneviève Comby - 22/09/2007
Le Matin Dimanche - http://www.lematin.ch/
«Quand un adolescent genre Gaston Lagaffe ou Grand Duduche s'avachit sur sa chaise, se voûte sur son jean éculé et se plaint: «J'mennuie», ne nous précipitons pas». C'est un psy qui le dit: paresser, flemmarder, «glander», contempler le temps qui passe, «rester immobile, les yeux dans le vague, échoué telle la méduse sur une chaise longue», ça a du bon! Pour les enfants aussi. Mais oui.
Pas vraiment dans l'air du temps, le psychiatre français Patrick Lemoine vient de publier «S'ennuyer quel bonheur!» et nous crie «halte à l'activisme forcené des mercredis, pitié pour les pauvres parents qui courent, leur progéniture sous le bras, de l'entraînement de foot au cours de danse, de la piscine aux leçons de rattrapage»!
«Dimanche, il faut sortir le chien»
C'est sûr, de nos jours, l'oisiveté passe pour une lamentable perte de temps. Qui ose encore rester, même une seule demi-heure, à regarder le ciel pendant son week-end, coincé dans l'espace-temps à se dire: «pff.... qu'est-ce que je pourrais bien faire». Il fait beau? On emmène les enfants à la piscine. Il fait mauvais, on va au cinéma, on bouquine. Entre deux on lave la voiture, on fait des gâteaux, des mots-croisés, on va au musée, on regarde la télé, on passe chez des amis.... «J'avoue, j'ai de la peine à rester sans rien faire. Dès le début je l'ai dit à mon copain: dimanche, il faut sortir le chien, rigole Vanessa, 34 ans. On rêve tous de ne rien faire lorsque l'on travaille et une fois le week-end arrivé on charge la barque à maximum».
Désoeuvrement culpabilisant
«Etre adulte signifie de nos jours avoir perdu le droit de s'ennuyer. L'ennui est le signe que quelque chose ne tourne pas rond, le conjoint n'est pas à la hauteur, la société est mal organisée, le chef de bureau est nul, un burn out, pour ne pas dire une dépression, est dans l'air», relève Patrick Lemoine.
De plus en plus envahissante, cette grande peur du désoeuvrement se transmet de génération en génération. Peu de parents supportent de voir leur progéniture s'ennuyer sans culpabiliser. Des phobiques de l'ennui qui déteignent sur leurs enfants.... «Aujourd'hui, les bons parents sont ceux qui proposent des tas d'activités, qu'elles soient culturelles ou sportives, à leurs enfants. La pression sociale est très forte».
Le psychiatre décrit une angoisse typiquement occidentale. «Dans certaines sociétés, le concept, le mot même d'ennui n'existe pas. Ici, il est plus ancré en terres protestantes, que dans les régions méditerranéennes. Les textes de Luther étaient très sévères contre la rêverie, l'oisiveté».
«Une souffrance salutaire»
Pourtant, l'ennui n'est pas un ennemi, bien au contraire, assure Patrick Lemoine. Même si cette passivité mal assumée crée un certain malaise. «L'ennui est quelque chose de pénible, mais c'est une souffrance salutaire, comme la cicatrisation. Avec modération, bien sûr. Je ne plaide pas pour que l'on reste du matin jusqu'au soir dans une pièce à regarder les murs! Mais ce sentiment un peu douloureux est utile à l'enfant parce qu'il l'oblige à se confronter à lui-même et à sa solitude. C'est une manière forte de s'évader par l'imaginaire, la rêverie».
Un avis que partage la psychologue lausannoise Anne Jeger: «C'est dans ce «rien faire», dans ce «vide» que l'enfant va développer son imagination et sa créativité, sa capacité à observer, sa confiance en lui, son autonomie, son identité propre en faisant appel à ses ressources et ses capacités émotionnelles pour dépasser ses frustrations, ses peurs. A travers le jeu, le dessin et les histoires, par exemple».
L'ennui serait donc un mal nécessaire au développement de l'enfant, et même plus. «L'ennui rend intelligent, lâche carrément Patrick Lemoine. Ce moment où le temps s'arrête est un moment crucial pour l'enfant. C'est une façon de se connaître mieux. Il n'est plus dans un système «je veux-je prends». Voyez Einstein! Il a toujours dit s'être beaucoup ennuyé petit, avoir toujours été en retard par rapport aux enfants de son âge».
Pour le psychiatre, «il y a urgence à prendre son temps, si on veut éviter de créer une génération de petits robots tout le temps actifs, une société purement productiviste moins inventive, moins créative. Regardez Alice au pays des merveilles. C'est justement parce que cette petite fille s'ennuie qu'elle s'invente un monde imaginaire. Il faut aujourd'hui que les gens acceptent de se regarder dans le miroir de l'ennui».
Pour la psychologue lausannoise Anne Jeger, une activité extrascolaire par semaine suffit. «Un enfant qui a du temps pour ne rien faire construit sa maison intérieure.» Photo © Laurent de Senarclens
«Certains enfants ont des agendas de ministre»
Vouloir éviter l'ennui à tout prix peut conduire les parents à l'extrême inverse, à une multiplication excessive des activités. «Je me souviens d'un enfant de 9 ans qui se disait fatigué après sa journée d'école et qui devait encore aller à son cours de tennis. Il était épuisé», raconte la psychologue clinicienne lausannoise Anne Jeger qui le dit sans détour: «Certains enfants ont des agendas de ministre!»
Pour la spécialiste, «les parents sont plus inquiets qu'autrefois car plus insatisfaits dans leur vie de couple et leur vie professionnelle. Ils projettent inconsciemment sur leurs enfants leurs désirs frustrés en attendant d'eux qu'ils réussissent là où ils ont échoué».
Avec, parfois, au bout du compte, une surcharge qui n'est pas toujours sans conséquence, même si l'enfant n'exprime pas ouvertement son ras-le-bol, voire son angoisse de ne pas répondre aux attentes de ses parents.
«Certains manifestent leur mal-être en s'opposant, en s'inhibant ou en somatisant (maux de ventre, maux de tête, etc.) sans oublier les signes manifestes: fatigue, troubles du sommeil, agitation, troubles de la concentration, dévalorisation, etc.», précise la psychologue.
Et quand l'enfant se braque, que la marmite explose? «On peut toujours rectifier le tir en tant que parent en se remettant en question, en écoutant les besoins réels de ses enfants», relativise Anne Jeger qui livre sa vision du bon dosage entre activités et oisiveté: «Une activité extrascolaire par semaine et le reste du temps libre dans la nature, à la maison, ou ailleurs... à rêver et se détendre. L'inactivité est pour moi synonyme de découverte et de jeux. Un enfant qui a du temps pour ne rien faire construit sa maison intérieure».
À lire
«S'ennuyer, quel bonheur!», Patrick Lemoine, Armand Colin, 2007