Parce que mardi dernier, je vous ai présenté une première fois ce dessin qu'avait réalisé à mon intention, puis m'avait offert, mon ami
Jean-Claude Vincent - j'espère d'ailleurs qu'à cette occasion, comme je m'étais permis de vous le conseiller, vous avez consulté son tout récent blog ( http://jc.vincent.over-blog.com/) aux fins de mieux vous rendre compte que ma façon dithyrambique d'évoquer ses talents n'était en rien
gratuite -, j'ai décidé aujourd'hui de mieux vous faire connaître l'original exposé aux Musées royaux d'Art et d'Histoire, à Bruxelles.
Il s'agit d'un fragment de bas-relief en calcaire représentant la reine Tiy, de 42 centimètres de haut pour 39 de large, arraché au début du XXème siècle par de
peu scrupuleux "fouilleurs" de la nécropole royale, à la tombe (TT 47) d'un haut fonctionnaire, Supérieur du harem royal, nommé Ouserhat.
Si cette oeuvre du XIVème siècle A.J.-C. qui, pour l'heure, attise la fierté du Conservateur du Département des Antiquités égyptiennes et provoque
immanquablement l'admiration des visiteurs, fait partie des collections belges, nous le devons à l'extraordinaire talent de découvreur de Jean Capart.
Souvenez-vous : j'ai eu déjà l'opportunité de brosser à grands traits, voici un peu plus d'un an, le portrait de cet homme hors du commun.
Au début du XXème siècle, donc, le jeune égyptologue belge Jean Capart (1877-1947) est Conservateur de ce qui s'appelle encore à l'époque les Musées
royaux du Cinquantenaire. Quelques notables acquisitions, malgré pourtant le peu de crédits que lui allouaient le Gouvernement belge, la Caisse auxiliaire des Musées et la Société des Amis des
Musées royaux de l'Etat, illuminèrent les premières années de son mandat.
Misant sur le fait qu'indubitablement il n'avait aucune chance de se mesurer aux grandes institutions muséales européennes et américaines sur le plan des achats, il
préféra développer une politique tournée vers les pièces qui semblaient peu attractives, mais dont sa sagacité et surtout son immense connaissance de l'art égyptien avaient tout de suite décelé
l'immense intérêt. Et précisément, ce bas-relief qu'il acquit pour une somme véritablement dérisoire, en 1905, à la vente publique à Paris de la collection d'antiquités d'un certain P.
Philip parce que, non seulement il était censé, d'après le catalogue, représenter une dame de l'époque grecque, mais aussi, vous l'admettrez aisément en découvrant la photo ci-contre, parce qu'il
était partiellement défiguré par des graffiti sur la joue gauche, tandis que d'autres, de la même eau, avaient été apposés essentiellement sur la partie droite du corps.
L'intuition de Capart en la matière fut un véritable coup de maître : après s'être longuement assuré que les gribouillages ne correspondaient à aucune écriture sérieuse,
il décida, dans un premier temps, d'un minutieux nettoyage au terme duquel il comprit qu'il était en présence d'un admirable portrait de reine de la XVIIIème dynastie.
Dans un second temps, deux ans plus tard, après une analyse plus que pointue, et grâce à sa prodigieuse mémoire - il avait en effet le souvenir d'avoir vu semblable
représentation dans une revue d'égyptologie -, il l'identifia sans contestation possible à la reine Tiy dont le portrait intact avait été publié par Howard Carter en personne - le futur
découvreur ("inventeur", dit-on aussi dans le vocabulaire de l'archéologie) de la tombe de Toutankhamon -, dans le quatrième volume des Annales du Service des Antiquités égyptiennes
(A.S.A.E. 4), en 1903. L'égyptologue anglais y rendait compte des parois d'un hypogée (TT 47) qu'il avait mis au jour, malheureusement déjà complètement ravagé, situé à El-Khokha, dans
la Vallée des Nobles, en face de Louxor.
Et manifestement, entre le moment où Carter vit et publia la découverte de ce tombeau dévasté et celui où Capart eut le fragment de calcaire entre les mains, de bien
piètres fouilleurs avaient soustrait Tiy de la "maison d'éternité" de son contempteur, Ouserhat, et l'avaient "maquillée" d'abominable façon.
Car, à l'origine, Tiy avait été représentée sous son profil gauche, portant une coiffure d'apparat sur une perruque tripartite, c'est-à-dire avec des retombées de chaque
côté du visage, ainsi que sur la nuque.
Bizarrement - et je veux établir par là une comparaison avec d'autres bas-reliefs de cette époque, mais aussi notamment avec le groupe fragmentaire en stéatite
émaillée (E 25493) que nous rencontrerons un jour dans la vitrine 14 de la salle 24 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre -, l'artiste
du bas-relief de Bruxelles n'a pas cru nécessaire de représenter les détails capillaires de la perruque royale : boucles, mèches ou tresses souvent extrêmement ouvragées.
A Bruxelles encore, une sorte de bandeau-diadème ceint la tête de la reine, orné, sur le front, du double uraeus qui par la couronne qu'arbore chaque serpent
dressé symbolise tout à la fois la Haute et la Basse-Egypte, et à l'arrière, du faucon aux ailes déployées en guise de protection, tenant entre ses serres l'anneau-chen, signe
circulaire, sorte de boucle n'ayant ni commencement ni fin qui figure le concept d'éternité et symbolise la force et la durée universelle. Le tout étant coiffé d'une couronne d'où
s'élevaient à l'origine deux plumes d'autruche.
J'aimerais attirer votre attention, ami lecteur, sur le subtil jeu de courbes initié par le sculpteur, partant du sommet de la tête et aboutissant à l'inflexion donnée à
la tige de la fleur de lotus, en passant par l'arc du sourcil gauche, sans oublier celui des épaules.
Remarquez également cet infime détail, anodin mais qui donne à cette oeuvre admirable un cachet que seuls les grands artistes peuvent, malgré les conventions
imposées, s'offrir : la petite mèche des vrais cheveux de la reine entièrement, ou presque, recouverts de la lourde perruque, à peine visible entre l'oreille et le sourcil gauches.
J'évoquais à l'instant les conventions bien établies de l'art égyptien, qui notamment associent dans un but aspectif bien plus que descriptif, l'oeil de face dans un
visage de profil, ou les épaules également de face et le sein - ah ! ce sein ... - lui aussi de profil : vous conviendrez avec moi, je pense, que ces "invraisemblances" physiques n'entachent
en rien la finesse, la fraîcheur de la jeunesse et la beauté de ce visage et de ce corps.
Une beauté à couper le souffle !
Feu l'égyptologue belge Roland Tefnin épinglait quant à lui la douceur des joues, le dessin félin de l'oeil et l'arc étonné des
sourcils ...
Permettez-moi encore d'ajouter ceci, qui constitue une autre des conventions des artistes de l'époque : prêter aux membres de la famille royale, mais aussi à
certains hauts fonctionnaires, des traits empruntés à ceux du souverain en titre. Ce phénomène de mimétisme bien connu donne ici à Tiy, par certains détails du visage, des traits
qui s'apparentent à ceux de son époux.
Si j'évoque ce point, c'est pour souligner que certains égyptologues, pourtant conscients que cette similitude de traits fait partie des classiques procédés artistiques,
préfèrent penser, pour Tiy et Aménophis III en l'occurrence, qu'elle est le signe de l'entente amoureuse qui aurait soudé les deux époux. Et sur cette connivence sentimentale, précisément,
d'autres savants restent plus que circonspects ...
Mais qui était ce couple ? Qui était cette reine dont un fonctionnaire aulique avait cru bon d'associer le splendide profil aux scènes gravées dans sa dernière demeure
?
Vraisemblablement originaire d'Akhmîm, la "Panopolis" des Grecs, de sang non noble, Tiy était la fille d'une certaine Touya, Supérieure du harem du dieu Min et de
Iouya, notable très influent de la ville puisqu'il était Prophète de la même divinité. C'est à la suite d'un arrangement pris par son père qu'elle épousa, très jeune, le tout aussi jeune
Amenhotep III : il devait avoir à peu près 14 ans et régnait déjà depuis deux ans.
Six enfants naquirent de cette union : quatre filles et deux garçons dont l'un mourra sans avoir eu l'opportunité de monter sur le trône, et dont l'autre détiendra une
importance capitale dans l'histoire religieuse, sociale et artistique du pays : il s'agit bien évidemment, vous l'aurez reconnu, ami lecteur, du très controversé Amenhotep IV/Akhenaton.
Les sources historiques nous apprennent que Tiy joua toute sa vie un rôle déterminant auprès du souverain. Et si la grande influence qu'elle eut sur les
affaires du pays provient apparemment de son caractère fort, il ne faut pas négliger, parmi les composantes de cet état de chose, le fait qu'elle survécut à son époux, poursuivant
huit années encore sous le règne d'Aménophis IV/Akhenaton ce qu'elle avait entrepris en tant que veuve.
C'est à cette forte personnalité que l'on doit, pour la première fois dans l'histoire de l'Egypte, l'instauration du titre de "Grande Epouse royale" : elle put ainsi
personnifier Maât aux côtés de son époux, jouir d'un certain nombre de privilèges, être associée aux fêtes cultuelles et même immortalisée sous la forme d'un sphinx !
Certains égyptologues avancent aussi l'hypothèse que, régente du pays pendant les premières années du règne de son fils, elle serait d'une certaine manière à l'origine de
l'atonisme qu'il ne tardera pas à violemment imposer à son peuple, à tout le moins à ceux des habitants de Thèbes qui l'ont suivi à Akhetaton, cette ville qu'il construisit ex nihilo en
Moyenne-Egypte, que vous connaissez probablement mieux sous le vocable actuel de Tell el-Amarna.
C'est là qu'elle mourra, en l'an VIII du règne d'Akhenaton, après avoir été intimement associée à toutes les manifestations protocolaires durant le déclin physique de son
époux (il n'avait qu'une cinquantaine d'années quand il décéda); c'est là qu'elle sera de prime abord inhumée avant que Toutankhamon, son petit-fils, décide de la ramener dans la capitale
thébaine où elle reposera dans la célèbre et problématique tombe 55 de la Vallée des Rois.
Quant à Aménophis III, pharaon pacifiste et grand constructeur, il lui consacra un temple à Sédeinga, entre les 2ème et 3ème cataractes, ouvrant ainsi la voie à
la politique architecturale que développera Ramsès II une centaine d'années plus tard.
(De Meulenaere : 1975, 146-7; Grimal : 1988, 265-9;
Tefnin : 1971, 35-49; Vandersleyen : 1995, 386-8; Van de Walle/Limme/De Meulenaere : 1980, 17-20; Vernus/Yoyotte : 1988,
164)