Magazine Culture
L’hérésie du Libre Esprit reste « le blasphème record » nous dit Greil Marcus dans « Lipstik Traces ; Une histoire secrète du vingtième siècle » » : « Les Frères du Libre Esprit furent les premiers «faux dominicains». Quand ils marchaient à travers les villes d'Europe, leurs bures étaient identiques à celles des vrais, à de subtiles variations près destinées à prévenir ceux qui connaissaient les signes : rapiéçages colorés sur la capuche, déchirure sur la partie du vêtement qui traîne. Ils mendiaient comme les vrais dominicains. Mais si les vrais dominicains ne travaillaient pas parce qu'ils recherchaient la privation, les adeptes du Libre Esprit refusaient de travailler parce qu'ils se plaçaient au-delà du travail, convaincus que la jouissance de chaque plaisir leur appartenait de droit. Les dominicains affirmaient la vile nature qu'ils partageaient avec toute l'humanité en incarnant la conséquence du péché, qui était la souffrance. En même temps ils affirmaient que l'humanité pouvait être délivrée de sa nature et changée en une race d'anges. Les Frères du Libre Esprit cherchaient le paradis en prétendant que c'est uniquement en affirmant le péché qu'on le peut nier. Les partisans du Libre Esprit n'incarnaient pas le péché. Ils ou elles — puisque à l'intérieur du culte la puissance spirituelle totale était à la portée de la femme aussi bien que de l'homme — incarnaient Dieu. Dieu ne pouvait pas pécher. Dieu était parfait. Dieu avait créé l'homme et la femme, par conséquent l'homme et la femme étaient parfaits. Ce qui apparaissait comme le libre arbitre (la pratique du péché) était la volonté de Dieu. Ils cherchaient dans la Bible les clés que Dieu avait laissées à ceux qui seraient capables de les reconnaître (Jésus a dit: «J'aime celui qui a l'esprit libre »). Les frères et les sœurs retournèrent dans les forêts panthéistes de l'Europe préchrétienne : « Tout ce qui est, est Dieu. » L'unique question était de le savoir, le seul paradis de le vivre, le seul devoir de le dire. Ainsi, le Libre Esprit se répandait à travers la chrétienté pour libérer l'humanité de l'Antéchrist : l'Église. Assurément, il fallait détruire le monde. Mais par ce feu le Libre Esprit et ceux qui comprenaient son message parviendraient à une vie nouvelle. Cela devait être une vie de plaisir éternel : sous la torture des inquisiteurs du pape, le Libre Esprit abandonnait sa sagesse. Comme on peut le lire dans Les Fanatiques de l'Apocalypse, de Norman Cohn : « Celui qui reconnaît que Dieu fait tout en lui, ne péchera pas.» «Celui qui s'attribue tout ce qu'il fait et ne l'attribue pas entièrement à Dieu est dans l'ignorance, qui est l'enfer [...]. Rien dans les œuvres d'un homme n'est de lui. » « Un homme qui possède une conscience est à lui-même Diable, Enfer et Purgatoire : il ne cesse de se tourmenter. Celui qui est libre en esprit échappe à tout ceci.» «Rien n'est péché, sauf ce qu'on juge tel. » « On peut être à ce point uni à Dieu que, quoi qu'on fasse, on me puisse pécher. » Suivait la conclusion qu'il valait mieux « que le monde entier soit détruit et périsse totalement, plutôt qu’un homme libre s’abstienne de faire une seule action que sa nature le pousse à accomplir ». Remplacez Dieu par Consommation. Et appelez Liberté cette manière de nous croire immortels… Epiphanie cette brusque aspiration à n’être que cela…