Je suis en retard, on m’attend, vite, vite, dépêchons, cours, l’escalier, les couloirs, les bureaux, ils m’attendent Mais je suis parti tellement vite que je n’ai pas eu le temps de m’habiller. Et même pas du tout… Je suis tout nu. Devant tout le monde. Je m’assois sur ma chaise, mes dossiers sur les genoux. Je me cache tant bien que mal derrière la table, je m’entortille dans des feuilles A4. C’est horrible. Qu’est-ce que je fais là ? Et les autres qui font comme si, et qui rient sous cape. Pourquoi toujours ce rêve idiot ?
Je ne sais pas si je dois vous conseiller cette expérience. Le naturisme, ça reste une expérience étrange, sauf pour les vrais habitués. Je n’en suis resté qu’au stade amateur, avec un seul et unique essai. J’ai passé un mois dans un camp de naturisme dans les gorges de l’Ardèche, il y a bien longtemps. On y accédait par un raidillon, le long des falaises escarpées où serpente la rivière. Pas de voiture, pas d’électricité, des tentes, un minimum de commodité, et quelques dizaines d’adeptes du camping au grand air, le vrai, sans rien sur soi. C’est un des avantages : pas la peine d’emmener de valises pleines de fringues. On n’a absolument pas besoin de se changer. Juste une petite laine pour mettre sur le haut, le soir, si on est un peu frileux. Mais sur le bas, rien. Ce n’est pas la peine. On reconnaît le naturiste à un détail crucial : l’absence de slip ou de culotte.
Que je vous raconte, les amis. Les douches sont dehors et ouvertes à tous les regards. On les prend ensemble, dans la confraternité des corps luisants sous l’eau chaude et le savon biologique. On discute, on mange, on joue aux cartes entre copains, entre couples, entre voisins, à poil devant les tentes. Quand on se glisse dans son duvet, le soir, c’est le seul moment où on s’habille, et quand on en sort le matin, c’est la seule fois où on se déshabille. L’épicerie du camp est tenue par une caissière gironde qui a –mais si...- les seins à l’air. On fait la queue (oui, je sais, c’est le mot) tranquillement en attendant son tour, l’air dégagé, le panier en plastique à la main. On assiste en permanence au spectacle des corps bougeant sans retenue, sans geste de pudeur. On se baisse, on se lève, on s’accroupit, on joue aux boules, au volley, au badminton, on se pousse dans l’eau dans un déferlement de sexe, de seins, de fesses tressautant sans voile ni retenue. On se salue en marchant dans les chemins du camp dans la plus complète nudité paradisiaque. Zéro marque de maillot. Et pas besoin de choisir de tenue pour les soirées : les femmes sont juste maquillées et les hommes remettent leur montre. Surprenant, au début. Mais on s’y fait vite.
Sur l’Ardèche toute proche, passent les canoës. Avec un ami, nous avons décidé de faire une descente avec celui qu’on a loué et qui nous sert de temps à autre à traverser l’eau. Il faut être organisé. On met nos habits dans le bidon, pour se rhabiller en arrivant à Vallon pont d’Arc où la navette nous remontera ici. Et c’est parti. Le soleil, les vagues, les rapides, les filles sur les petites plages de sable.
Pour avoir formé des ados au maniement des canoës, je ne me débrouille pas trop mal, mais nous finissons quand même à la baille, sous les cris des amphibiens qui viennent de découvrir tout l’intérêt de notre équipage. Voir deux hommes bronzés et musculeux se gameller et finir dans l’eau, les quatre fesses en l’air est, en effet, un spectacle réjouissant au possible, qu'ils dégustent d'un œil protubérant et avec un sourire fendu jusqu’aux oreilles. Surtout que nous insistons. Vexés d’avoir coulé, nous remontons le long de la rivière vers l’amont du rocher, le canoë sur les épaules et la pagaie à la main, pour tenter à nouveau notre chance. Et crapauds d’applaudir à notre deuxième, puis au troisième dessalement. Enfin, à la quatrième tentative, après un conseil de guerre, nous décidons d’adopter une vitesse de navigation imparable et une trajectoire millimétrée. Pagayant comme des fous, bandant nos deltoïdes, nous surfons sur le courant démoniaque. Charybde et Scylla peuvent aller se rhabiller. Nous vengeons notre honneur en finissant par passer sans encombre les chutes du Niagara en version ardéchoise. Le silence admiratif de la colonie médusée nous confirme que nous avons réussi l’impossible. Nous saluons les corps aux yeux globuleux d’un bras d’honneur bien mérité.
Nos héros sont-ils tirés d'affaire ? Les crapauds vont-ils se venger ? Les naturistes sont-ils aussi pacifiques qu'on le croit ? Charybde et Scylla ont-ils goûté la plaisanterie ? Vous le saurez en lisant la suite de cette histoire passionnante, pleine de bruit et de fureur, dimanche 14 juin 2009, dans l'Atelier Ted et Eux.
Photos : France Naturisme, canoe-ardeche.com