Sortie de crise :
L’accord cadre de sortie de crise négocié à Dakar par les trois pôles politiques mauritaniens, grâce à la médiation active du Sénégal et du groupe de contact international, a enfin été signé, dans la soirée du jeudi 4 juin 2009. La cérémonie officielle de signature s’est déroulée dans une indescriptible pagaille, et bien des diplomates étrangers, ignorants des moeurs locales, ont dû se demander dans quelle folle galère ils s’étaient laissé embarquer. Une ambiance qui faisait peu honneur à la réputation d’hospitalité des Mauritaniens. Mais malgré les invectives rageuses d’énergumènes, à la passion sincère ou stipendiée, les injures hystériques de vieilles mégères et de jeunes bacchantes en furie, malgré les huées au passage du général O. Abdel Aziz et le caillassage de son véhicule par des éléments anti-putsch, l’accord a été officiellement signé, levant la lourde hypothèque qui, depuis dix mois, pesait sur le pays, et ouvrant la voie à une sortie de crise.
Une crise qui avait commencé avec la fronde parlementaire suscitée par le général Ould Abdel Aziz et deux ou trois de ses pairs de l’armée, et qui avait abouti au renversement du président Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallah, le 6 août 2008. Cet acte, et la fracture qu’il a créée -dans le monde politique comme dans la société, l’agenda concocté par la junte et ses partisans pour donner au coup d’Etat une légitimation par les urnes, et le refus de cet agenda par le Front national pour la défense de la démocratie (FNDD), puis par le Rassemblement des forces démocratiques (RFD) créent une situation potentiellement explosive. Dix mois d’affrontements intérieurs et sur le front diplomatique, ne laissaient à la Mauritanie qu’une alternative : faciliter l’accouchement, à travers au coup d’Etat, le 6 juin 2009, d’un avorton de démocratie ; ou faire échec à la prise de pouvoir anticonstitutionnelle, et rendre impossible la mise en oeuvre d’un agenda unilatéral. Une solution allant dans le sens du premier terme de l’alternative ne tirerait sa véritable légitimité que de la force des armes, et son aboutissement était hautement prévisible ; la métamorphose du chef des putschistes en un président de la République, à l’issue d’un plébiscite minutieusement programmé. La réalisation du second terme de l’alternative remettrait le pays dans une trajectoire conforme aux principes et voies démocratiques, et dans la continuité du processus entamé fin 2006. Elle fonderait sa légitimité sur le droit, et tirerait sa force des idéaux de liberté et de libre volonté populaire. La principale caractéristique de cette voie, c’est évidemment la non prévisibilité de ses résultats. En privilégiant les règles d’une compétition libre et transparente, elle laisse ouverte le champ des possibilités.
L’antinomie entre ces deux voies trouve sa traduction sur le terrain politique et dans la rue. A mesure que la date du 6 juin 2008 se rapproche, le climat politique se détériore. Le repositionnement du RFD par rapport à l’agenda de la junte et aux ambitions présidentielles de Aziz a constitué, dans le contexte de l’après-Etats généraux de la démocratie, un évènement décisif dans la cristallisation des antagonismes. Les manoeuvres du pouvoir pour diviser et affaiblir le principal parti de l’opposition (candidature de Hamidou Baba Kane) ; la convergence d’objectifs entre le FNDD et le RFD, l’intensification et l’élargissement des manifestations contestataires conjointes ; la montée en puissance de la brutalité de la répression policière ; l’attirance chez certains jeunes de l’opposition vers des formes de lutte , à leurs yeux, moins timorées, furent autant de facteurs d’exacerbation du conflit, et les signes queles risques d’irruption d’une violence plus dévastatrice devenaient de jour en jour plus probable. Nul n’aurait pu prédire si le 6 juin 2009 serait le jour de « gloire » du général Aziz ou le début d’une période de sang et de larmes pour la Mauritanie. On savait seulement qu’on allait vers l’inconnu, et que cet inconnu pouvait être mortel.
Idée de consensus
L’inquiétude avait pris une telle densité qu’on avait l’impression de pouvoir la palper du doigt. De la mère de famille à l’imam de mosquée, du modeste vendeur d’eau à l’opulent homme d’affaires, chaque Mauritanien avait pris conscience des dangers extrêmes que courait le pays. Comme dit un homme politique : « nous étions comme deux bolides fonçant à tombeau ouvert l’un vers l’autre, si aucun des conducteurs ne freinait ou ne déviait à temps de sa trajectoire, c’était la catastrophe pour tout le monde. » A l’angoisse de l’opinion nationale correspondait une inquiétude perceptible de la communauté internationale, au sein de laquelle germait l’idée qu’un mauvais compromis était quand même mieux qu’un désastre. Idée pas aussi pure et altruiste qu’elle le paraît. Des groupes lobbyistes et certains pays oeuvraient, dès les premiers jours à sauver la mise à la junte et à son chef. Certains courants françafricains, les industries de pêches espagnoles, la Libye de Kadhafi, pour n’en citer que quelques uns, ont usé de leur influence pour reculer l’exécution de certaines sanctions internationales, faire gagner du temps à la junte et, à la longue, la rendre acceptable. Soit dit en passant, parmi les non dits de ce projet de consensus national, figurait la volonté de certains partenaires de la Mauritanie de faire obstacle aux ambitions libyennes, et de faire échouer les plans de Kadhafi pour la Mauritanie. Mais par delà les calculs et les arrières pensées des uns ou des autres, l’idée d’une solution consensuelle satisfaisant, même partiellement, les exigences premières de la « communauté » internationale, faisait son chemin.
Une idée qui n’était pas pour totalement déplaire à la classe politique. Quoi que leurs déclarations et attitudes aient laissé entendre, les protagonistes de la crise ne pouvaient rester sourds aux attentes de leurs concitoyens et aux pressions d’une communauté internationale soucieuse d’une sortie de crise, quelle qu’en soit le contenu et la forme. La gravité de la situation leur faisait obligation de mettre une sourdine à leurs extrémismes, et de s’engager dans la voie de la négociation. L’accord cadre signé jeudi est loin d’être satisfaisant, pour l’un ou l’autre camp. Et comme tout accord, il comporte sa part de zones d’ombres et son lot de points de suspension. Aussi paradoxalement que cela puisse paraître, parce que rien dans le texte signé ne le formule explicitement, l’accord est, juridiquement, signe l’acte officiel qui met fin au coup d’Etat.
Parenthèse fermée
En rétablissant le président de la République dans sa fonction –même pour une durée symbolique- l’accord donne à Sidi Mohamed O. Cheikh Abdallah la prérogative de signer le décret créant le gouvernement transitoire d’union nationale, et de passer, légalement, le relais au président du Sénat. C’est à dire de fermer la parenthèse du putsch, et d’inaugurer une transition vers de nouvelles élections. Il y a encore quelques semaines, l’hypothèse d’un tel retour était considérée par les extrémistes du camp putschiste comme une hérésie, une ligne rouge marquant, dans leur esprit, la frontière entre l’improbable et l’inimaginable. Aujourd’hui, Sidi O. Cheikh Abdallah devient le premier chef d’Etat africain, renversé par la violence, à revenir au pouvoir de manière pacifique, sans recourir à un complot ou à un contre-coup d’Etat. La fermeture de la parenthèse du putsch met fin à la certitude du sacre du général candidat, et crée les conditions d’une gestion consensuelle de la transtion. Dans un pays où c’est le pouvoir qui, traditionnellement, désigne aux électeurs le futur vainqueur, la gestion paritaire de l’Etat, le contrôle partagé de la CENI, les garanties et la surveillance par la communauté internationale améliorent la transparence du processus électoral , et introduisent un élément d’incertitude et une brise d’espoir.
Cependant, en dépit de la consécration de l’échec du coup d’Etat, ses auteurs échappent aux sanctions pénales de leur acte. Mieux ou pire, les principaux officiers factieux occupent les positions stratégiques qui étaient les leurs lors du coup d’Etat. L’accord cadre les blanchit de leur crime, et les transforme, eux et leur chef, en partenaires politiques honorables. Il ne s’agit donc pas de s’illusionner. Globalement, la nouvelle donne issue de l’accord cadre est défavorable aux forces anti-putschistes. En plus de la toute nouvelle respectabilité que la communauté internationale vient de lui octroyer, O. Abdel Aziz dispose d’une avance confortable. En obtenant le plus court délai pour les prochaines élections, il met la pression sur ces futurs adversaires. Mais son avance ne se résume pas au seul capital temps. Dix mois à la tête de l’Etat lui ont donné une considérable rente de situation : utilisation des moyens de l’Etat, puissance financière quasi intacte, tournées préélectorales, placement de « cousins « et autres dépendants à des positions stratégiques du système administratif, etc.
Ni ruse ni patience
Sa faiblesse ? Lui-même et son entourage. Sa culture politique est fortement marquée par sa longue complicité avec le système et les méthodes Taya. Mais il ne possède ni la ruse ni la patience du « père » dont il a ordonné le « meurtre ». Quand à son proche entourage, à l’exception de rares personnalités soucieuses de dialogue et de solutions consensuelle, il ressemble davantage à une cour de miracles où se côtoieraient un ramassis de petites frappes sorties d’on ne sait quelles basses couches de la politique et quelques vieux politiciens aigris. Plus pro-Aziz et plus jusqu’auboutistes les uns que les autres, ils sont les seuls véritables perdants du consensus réalisé, et pourraient, si leur influence auprès de leur champion se maintenait, constituer le plus grave des dangers, dans les jours et semaines à venir.
L’entrée en lice de candidats indépendants, dont certains en état d’hibernation politique depuis dix mois, pourrait quelque peu perturber le rapport de forces qui fonde l’accord cadre, et permettre à un troisième larron de se saisir de l’âne du conflit. Ely O. Mohamed Vall et quelques autres éventuels candidats « extérieurs », soudain pris de frénésie démocratique, semblent vouloir s’inscrire dans cette perspective. C’est naturellement leur droit. Le long et honteux mutisme du président de la première transition n’est évidemment pas à son honneur, mais ce n’est pas là l’essentiel. Ely O. Mohamed Vall a, certes, l’avantage sur O. Abdel Aziz d’une réputation internationale honorable, même si celle-ci manque de légitimité à l’intérieur des frontières nationales. Mais la haine qui sépare les deux cousins est à la mesure de la parenté politique qui les lie. Ils sont issus de la même couvée, formatés selon la philosophie et les méthodes de O. Taya. Ils appartiennent aux mêmes « milieux » sociaux et professionnels, dont l’adage dit que leurs membres sont trop riches et trop propres pour être honnêtes, trop soldats pour avoir l’âme civile.
L’accord cadre de sortie de crise fourmille de non dits et de mots à déchiffrer entre les lignes qui exigeront des négociations longues et complexes, si l’on veut surmonter les difficultés. Le retour à la légalité constitutionnelle est certes acquis, mais tous les acteurs de la crise, (et il ne s’agit pas seulement des trois fameux « pôles ») doivent avoir à coeur de préserver l’esprit de la concertation, et exploiter avec lucidité et efficacité les mécanismes de l’accord cadre, afin d’aboutir à une transition réussie.
Pour leur part, en négociant et en ratifiant l’accord cadre, le FNDD et le RFD ont obtenu des résultats honorables, à la mesure des combats livrés et des sacrifices consentis. Ils ne sortent pas vainqueurs de la confrontation, mais leur action a permis de modifier sensiblement la configuration du champ de bataille. S’ils devaient échouer à unir leurs efforts , d’une manière ou d’une autre, jusqu’à l’aboutissement logique de leur projet démocratique, alors les auteurs du coup d’Etat du 3 août 2005 (réédité le 6 août 2008) pourront pérenniser la mise sous tutelle militaire de la Mauritanie, commencée il y a plus de trente ans.
Abdoulaye Ciré BA
Biladi n° 313, du 7 juin 2009