Que faire du document est la question posée par les artistes rassemblés au Centre Culturel Suisse (jusqu’au 19 juillet) ? Certains créent des documents historiques, comme Lamia Joreige, (Objects of War) demandant à des personnages de raconter l’histoire d’un de leurs objets, et leur histoire aussi, au milieu de la guerre : ici Liban et Palestine (mais Sarajevo aussi s’est prêté à ce genre d’exercice avec Milomir Kovacevic). Jeffrey Vallance aussi écrit l’histoire avec ses Ties, cravates-liens échangées en 1979 avec tous les chefs d’état de la planète (et c’est parfois très drôle) et Alain Bublex bâtit tout un monde imaginaire autour de Glooscap, qu’on revoit beaucoup ces temps-ci.
D’autres mènent l’enquête, fictive ou réelle, autour du vrai inventeur du cinémascope (Matthew Buckingham), du véritable découvreur de la fission nucléaire (Marco Poloni) ou du projet avorté d’un musée à Syros (Mario Garcia Torres), allant jusqu’à inventer une histoire d’amour possible (Matteo Terzaghi & Marco Zürcher).
Plus intéressante est la destruction du document, sa disparition, son effacement. Enrique Vila-Matas, préfacier du livre de Jouannais dont je parlais il y a quelques jours, cite ailleurs Clément Rosset :
” en matière d’art les non-créatifs peuvent être considérés comme détenteurs d’une force supérieure à celle des créatifs, puisque ces derniers n’ont guère que le pouvoir de créer, alors que les premiers, qui l’ont aussi, disposent en outre de celui de renoncer à la création.” C’est ce que l’on peut voir avec la pièce d’Estefania Peñafiel (Les figurants) dans la pénombre de l’entresol : deux cents petits flacons numérotés, éclairés comme des bijoux. Chacun contient les restes d’une personne, un petit tas noir minuscule, tout ce qui subsiste d’un homme ou d’une femme inconnue, ou en tout cas de son image. Comme d’autres gomment Proust, Estefania Peñafiel gomme des anonymes, des figurants dans les journaux. Le numéro 114 a eu son bref jour de gloire ou d’infamie dans Le Figaro le 31 mars 2009 en page 23 et le voilà réduit à quelques copeaux; et aussi le n°8 qui, lui, était livré aux regards des lecteurs du Corriere del Ticino le 5 février 2009 en page 5, et maintenant n’est plus que ce mémorial, ce quasi cénotaphe.Dommage que le CCS ne publie pas de catalogue, seulement une brochure minable. Les temps sont durs.