Elle

Publié le 06 juin 2009 par Jlhuss

… à l’occasion de la fête des Mères

Les enfants heureux croient que leurs parents ont été conçus à leur usage. Surtout la « préhistoire » de leur mère est une de ces hypothèses improbables que les photographies n’authentifient pas solidement. Ils en reviennent toujours à croire au fond qu’elle est née en même temps qu’eux, parfaitement armée pour eux, sans passé ni avenir hors d’eux ; et longtemps le soupçon les blesse qu’elle puisse être préoccupée d’autre chose que d’eux.
Qu’il est donc naturel de fêter les mères ! Le commerce n’y est pour rien.
De celle qui m’importe, est-il trop tard, ou trop tôt , ou seulement déplacé ici d’évoquer l’image ?
Elle disait « Moi, je m’aime », et cela coulait de source, bien loin des pays d’égoïsme et d’orgueil, coulait de source fraîche, indispensable au verdoiement de notre prairie.
Elle disait « Tu es beau », et le malingre, après un tour devant le miroir d’amour d’elle, affrontait un peu mieux sa piètre image aux reflets des vitrines et dans les regards coupants des rois du monde.
« Tu es doué, spirituel », et l’infiniment douteux entendait sans honte le timbre de sa voix. « Du cristal », il se croyait moins terne.

Car elle ne nous mit pas au monde une fois pour toutes, comme tant de génitrices, après vingt minutes de plaisir et neuf mois de patience. Elle ne nous rangeait pas, comme tant de mères modernes, au nombre des expériences enrichissantes d’une vie de femme. Nous étions sa vie ; elle nous mettait au monde matin après matin, comme un artiste son chef-d’oeuvre, tendrement, passionnément, sans complaisance, et ses ironies mêmes nous modelaient.
Parfois, elle n’est déjà pas plus réelle dans la mémoire qu’un souvenir de vacances ensoleillées. L’évidence nous frappe qu’elle s’est dissoute absolument dans l’assemblage matériel qui la constituait de corps et d’âme.
Parfois, au contraire, on croit la sentir à côté, autour, guidant nos pas parmi les grands et petits risques, nous orientant même dans le réseau des futilités, ce superflu qu’elle aimait tant, elle pourtant si profonde.
Les enfants vieillis se plaisent à rêver que leur mère morte continue de veiller, qu’elle n’a toujours pas mieux à faire que de leur inspirer le brusque dégoût du tabac, les prévenir de ce camion tueur à droite, les diriger à gauche dans le dédale des allées vers la boutique où les attend l’objet rare qu’ils cherchent !
Quelques secondes, ils se figurent que c’est elle.
Non pas elle à trente ans, ou cinquante ou soixante, souveraine ; ni la déchue que l’âge cruel mange à petites bouchées, qu’il faut nourrir de même, langer, et qui trouve la grâce de sourire si doucement dans les humiliations.
Elle sans visage, juste Elle.
Elle de toujours et de nulle part, et telle qu’il est réconfortant d’imaginer que nous la reverrons sans yeux.

Arion