Alors que Pocket a réédité Car je suis légion en poche au mois de juillet, un (bon) thriller babylonien, les éditions Mnémos ont « réédité » Ganesha, Les mémoires de l’éléphant de Xavier Mauméjean au mois de juin. Paru initialement aux éditions du masque en l’an 2000 (sous le titre de : Les Mémoires de l’éléphant), ce livre avait été récompensé par le prix Fantastic’art du festival de Géradmer. Il a été retravaillé pour cette nouvelle édition et assorti de quatre illustrations qu’on ne manquera pas de regarder soigneusement car il y a quelque chose à voir et surtout à comprendre.
Un conseil avant toute chose : avant d’entreprendre la lecture de ce roman, essayez de mettre la main sur une biographie – même succincte - de Joseph Merrick, plus connu sous le nom d’Homme-Eléphant. Et tant que vous y êtes, n’hésitez pas à voir ou revoir Elephant man de David Lynch. Vous ne le regretterez pas : bien des passages s’éclairciront d’eux-mêmes et vous n’en apprécierez que davantage la façon dont l’auteur a pu jouer avec les éléments significatifs de la vie de Merrick. Pour ne donner qu’un exemple, le passage sur Protée à la page 114 ne vous semblera pas arriver comme un cheveu sur la soupe quand vous saurez, justement, que la pathologie dont souffrait Joseph Merrick n’est autre que … le syndrome de Protée.
Ce roman se présente comme les mémoires imaginaires de Joseph Merrick qui se déclinent en un prologue, quatre saisons (hiver, printemps, été, automne) et un épilogue. L’Homme-Eléphant est un résident permanent de l’hôpital de Londres (ça vous n’êtes pas étonné, vous le savez grâce à la biographie que vous avez lue) et à chaque saison il mène une enquête policière (ça vous ne le savez pas encore, et c’est normal, c’est Mauméjean qui l’invente). Parfois par intérêt : sa position de résident permanent à l’hôpital pourrait être remise en question et donner un coup de main au duc de Cambridge, c’est toujours bon à prendre pour assurer ses arrières. Mais surtout pour une autre raison – plus mystique qu’il énonce dès les premières lignes de ses mémoires : Je suis Ganesha, le dieu à tête d’éléphant, dieu de prospérité et d’abondance. Les hommes s’inquiètent de mon sommeil car si je dors mal, l’univers entier risque de s’effondrer.
Ganesha, le dieu éléphant – on comprend sans peine ce qui a pu donner l’idée à Mauméjean d’associer cette divinité à Joseph Merrick – a un corps d’homme et une tête d’éléphant. C’est le dieu de l’intelligence (« le seigneur des catégories »), celui qui lève les obstacles. Un Sherlock Holmes hindou en quelque sorte dont l’Homme-Eléphant serait l’avatar. Est-ce Merrick qui délire vers la fin de sa vie et se prend pour un dieu ou les hommes qui par trop de rationalité s’aveuglent et ne savent plus reconnaître la présence de la divinité ? Si question est posée implicitement, comme on s’en doute, elle ne sera pas tranchée.
Il faut avouer que l’époque victorienne qui sert de toile de fond aux quatre enquêtes constitue un tournant entre les croyances et l’avènement de la froideur rationnelle de la technique. C’est ainsi une époque où la psychiatrie commence à se constituer comme science et où Charcot pratique cependant l’hypnose à la Salpêtrière sur ses patientes hystériques, une époque où la morale victorienne proscrit les montreurs de monstres et où Jack l’éventreur sévit dans les bas-fonds de Londres : c’est une époque qui hésite entre raison et croyance, bestialité et rigorisme moral. A ce titre une personnalité hybride comme Joseph Merrick à mi-chemin entre bestialité et divinité, croyance et logique n’est pas déplacée. Elle est même dans l’air du temps et capable de percer à jour les enquêtes qui lui seront soumises au fil des saisons, surtout quand celles-ci flirtent allègrement avec le fantastique.
Le roman de Xavier Mauméjean est clairement un livre de transfiction : à la fois enquête policière, roman fantastique, ce sont également des mémoires imaginaires avec des réflexions sur l’époque et une promenade dans un Londres à l’atmosphère fin 19ème siècle. L’ensemble donne un roman volontairement (et faussement) hybride dans lequel le lecteur averti s’amusera à retrouver – entre autres - les allusions aux propres œuvres de Mauméjean (Car je suis légion, La Vénus anatomique et même Lilliputia) ainsi qu’à de nombreuses figures célèbres de l’époque victorienne pour reconstruire l’architecture bien cachée du livre.
En bref, une relecture originale et très habile des derniers jours de la vie de Joseph Merrick dont la seule limite est peut-être de demander un lecteur suffisamment intelligent pour décrypter les multiples allusions et symboles que l’auteur a semés comme un petit poucet dans son roman.