Ce n'est qu'en 2004 lorsqu'elle devint lauréate d'un prix littéraire que le nom d'Irène Némirovsky a été connu du grand public. Née en 1903, elle avait pourtant écrit autour des années trente une quinzaine de romans, dont cette « Suite française » - ou l'histoire d'une débâcle¹ - qui lui valut ce prix Renaudot, hélas! à titre posthume : elle était morte en déportation, plus de soixante ans auparavant à Auschwitz.
D'origine russe, admiratrice de Tolstoï et Tchekhov (à qui elle a consacré une biographie), elle publia en 1930 « Le bal ». On était à peine au lendemain de la crise financière d'octobre 1929 et de ses suites à venir, le triomphe du fascisme, déjà au pouvoir en Italie, la persécution des juifs.
Dans « Le bal », œuvre intimiste, on ne perçoit guère les prémices de cette époque, mais voyons de plus près de quoi il en retourne.
Les Kampf ont réussi à passer en quelques années des fins de mois difficiles à l'opulence. Pour être reconnus par ceux qu'ils pensent être leurs pairs, en guise d'ausweis en quelque sorte, ils décident d'offrir un bal, leur premier bal. Alors c'est la valse des cartons d'invitation : surtout n'oublier personne, ne froisser aucune susceptibilité, la tâche de rédiger les adresses est dévolue à leur fille, Antoinette :
« Quatorze ans, les seins qui poussent sous la robe étroite d'écolière, et qui blessent et gênent le corps faible, enfantin ... Les grands pieds et ces longues flûtes avec des mains rouges au bout, des doigts tachés d'encre, et qui deviendront un jour les plus beaux bras du monde, qui sait ? ... une nuque fragile, des cheveux courts, sans couleur, secs et légers ... »
Imaginez la surgir devant vous dans le désordre du bain, prête à conquérir le monde avec ses mauvais désirs ... À cet âge on ne doute de rien :
« Ces petites filles, avait dit la cousine Bette en regardant Hortense quand elle était revenue près d'elle, ça croit qu'on ne peut aimer qu'elles »
(Balzac, La cousine Bette)
Elle a des raisons d'être chamboulée, la gamine. Pensez : “Depuis plusieurs mois, les Kampf se disaient « vous »”. Et puis cette fortune soudaine, inopinée, quelle en est l'origine, sinon :
« le génial coup de bourse d'Alfred Kampf, sur la baisse du franc d'abord et de la livre ensuite en 1926 »
bref, la spéculation ; nihil novi sub sole, notez que l'extrême droite a toujours nié le patriotisme des juifs, dénoncé leur cosmopolitisme, le côté rastaquouère, de quoi alimenter ici, y compris par l'auteur (à son corps défendant?) ce type de préjugé, typique de l'antisémitisme² de la fin de la IIIe République ; il est des temps où il ne fait pas bon s'appeler Epstein (son nom d'épouse), Bruder ou Némirovsky.
En tout cas, les Kampf peuvent ainsi désormais se payer des domestiques en livrée mais à quelques détails, habilement semés ici ou là par l'auteur, on comprend que si l'on ne naît pas riche, on peut devenir nouveau riche. Et pour le coup, le grotesque vient le disputer au sublime pour ce couple “qu'aimerait bien avoir l'air mais qui n'a pas l'air du tout” même s'il est plein aux as ; pensez, il n'hésite pas à inviter tous azimuts, jusqu'à “une centaine de maquereaux et de vieilles grues”, au moins Rosine et Alfred ne sont pas dupes, du beau linge en vérité.
Mais la mère va commettre non pas un simple impair, mais une erreur. Fatale. Elle veut tenir sa fille à distance du bal, éviter que cette jeunesse, sa progéniture, ne lui fasse de l'ombre ; Antoinette en sera toute courroucée ce qui nous vaut des monologues intérieurs dignes de Mademoiselle Else de Schintzler ; la rivalité mère-fille et ses cruautés, c'est un thème permanent du Bal, fait écho, elle, à une (longue) nouvelle de Guy de Maupassant : Yvette.
Et, comme la IIIe République qui tombera en quenouille - la IVe aura plus de chance, elle tombera en Queuille (1884-1970) ! -, tout cela tournera au vinaigre, finira en eau de boudin. Si on attendait un bal, ce sera le bal des nases, si on guettait des gens du monde, ne resteront que des (pauvres) cons. Entre eux. Les cons d'Irène³.
(Irène Némirovsky, « Le bal », Les Cahiers Rouges, Grasset, 6 € 90)
> Article repris par AgoraVox
Notes
¹ tout au moins dans la première partie de la Suite intitulée Tempête en juin
² curieusement Irène Némirovsky fut aussi publiée par l'hebdomadaire d'extrême droite Gringoire et admirée de Brasillach, l'écrivain collaborationniste
³ pour tout savoir sur ce classique de l'érotisme « Le con d'Irène » ...
Post-scriptum : « Le bal » a été adapté au cinéma par le réalisateur allemand Wilhelm Thiele, dans la version française Danielle Darrieux, qui débutait, jouait le rôle d'Antoinette