L’insulte en politique, une pratique que l’on aurait pu croire (naïvement) presque tombée en désuétude – du moins en public –, ne date cependant pas d’hier. Les parlementaires de la IIIe République pratiquaient cet « art » au quotidien jusque dans l’hémicycle où les huissiers avaient parfois beaucoup de mal à séparer les députés qui en venaient aux mains. Parmi les plus féroces, Clémenceau se distinguait par la cruauté de ses mots. Un livre de Guy Breton, Tout l’humour de Clémenceau (Grancher, 179 pages, probablement épuisé) en recense certains, qui montrent que le Tigre avait le coup de griffe facile. Evoquant Emile Loubet et son épouse, il disait notamment : « Ce couple de petits bourgeois incultes et sans éducation installés à l’Elysée, quelle pitié ! » En guise d’oraison funèbre, Jaurès n’était guère mieux traité : « Voilà ce que c’était, Jaurès… Un dangereux imbécile. Je le répète, son assassinat fut une chance pour la France. » S’il qualifiait Edouard Herriot de « Bouse de vache » et Gambetta de « Barbe à poux », au-delà de la pure insulte, Clémenceau savait aussi manier le mot d’esprit, comme cette phrase célèbre l’atteste : « Poincaré sait tout mais ne comprend rien et Briand ne sait rien mais comprend tout. »
Si l’ouvrage que je viens d’indiquer n’offre qu’une portée anecdotique, un autre, beaucoup plus sérieux, vaut d’être cité : L’Insulte en politique : Europe et Amérique latine du XIXe siècle à nos jours (Editions de l’Université de Dijon, 291 pages, 20,90 €), qui regroupe les travaux pluridisciplinaires (histoire, droit, science politique) d’universitaires réunis sous la direction de Thomas Bouchet, Matthew Leggett, Geneviève Verdo et Jean Vigreux. Il résulte de leurs recherches que l’insulte s’arrime le plus souvent à un contexte temporel donné. Ainsi, à la fin du XVIIIe et durant le XIXe siècle, la thématique scatologique, déjà présente dans la littérature érotique clandestine du temps, se hissait aux premiers rangs des insultes utilisées. Plus tard, Jules Moch, qui réprima les grèves des mineurs fut traité de « nazi » et de « boche » par le Parti communiste ; nous étions en 1948, les souvenirs de la seconde guerre mondiale restaient encore très présents. Nul doute qu’aujourd’hui, l’allusion à la pédophilie s’appuie sur l’air du temps.
Pour autant, les personnalités politiques qui profèrent des insultes s’en sortent
Ainsi en est-il de ce professeur de philosophie contre lequel le Parquet a requis 100 € d’amende pour avoir simplement crié « Sarkozy, je te vois » en réaction à un contrôle d’identité dont il avait été le témoin. L’insulte n’étant guère constituée, l’Accusation a dû s’appuyer (au prix d’une acrobatie qui force l’admiration) sur une qualification de « tapage diurne », un argument bien mince lorsqu’on sait que la scène se déroulait à une heure de pointe, dans un hall de gare !
Un exemple plus récent encore frise le ridicule : c’est celui de Dominique Broueilh, une mère de famille de 49 ans habitant Saint-Paul-lès-Dax, qui se trouve convoquée par la Brigade de répression de la délinquance contre la personne pour avoir noté « Hou, la menteuse ! » en commentaire d’une vidéo concernant Nadine Morano, diffusée sur le site Dailymotion. Cette convocation est la conséquence d’une plainte déposée par la ministre de la Famille pour « injure publique envers un membre du ministère », un cas rarissime, sinon une première, mais un cas significatif à bien des égards. Car, suite à la plainte, injonction fut donnée au site de livrer l’adresse I.P. de l’internaute (et d’autres ayant tenu des propos d’une nature réellement insultante) qui put ainsi être identifiée. Interrogée par la presse, l’avocat de Nadine Morano s’est empressé de reconnaître :
« J’ai fait des captures d’écrans avec les insultes, je les ai transmises au parquet. Je ne suis pas responsable de l’enquête et de la démarche des policiers. Peut-être que l’internaute qui a écrit ʺHou la menteuseʺ était plus facile à identifier que les autres… C’est regrettable et si un policier fait du zèle, je n’y peux rien. »
Ce n’est pas la première fois que les politiques se réfugient derrière le « zèle de la police » pour tenter de minimiser une affaire de la sorte. Quant à l’internaute « plus facile à identifier que les autres », l’argument augure, s’il en était besoin, des méthodes qui seront employées dans le cadre de la loi Hadopi, et les dommages collatéraux qui en résulteront, mais ceci est une autre affaire.
Les personnalités publiques qui en viendraient à craindre l’ironie seraient bien inspirées de changer de métier, car l’histoire, depuis l’héritage grec ancien, montre que cette forme de critique fut toujours de mise, même à l’encontre des tyrans. Quant à l’insulte, qu’en dire ? Il ne peut y avoir deux poids et deux mesures : comment pourrait-on exiger des citoyens ordinaires de châtier leur langage et de réprimer leurs pensées lorsque le premier d’entre eux, qui avait certes avoué, lors de l’affaire Devedjian, « ce n’est pas une façon de parler aux femmes, ni à qui que ce soit d’autre », laisse échapper « casse-toi pauvre con » au milieu du Salon de l’Agriculture ? On imagine mal le Général avoir jamais tenu de tels propos. Autre temps, autres mœurs.
Sans doute la meilleure attitude à adopter – la plus élégante, à l’évidence – est-elle de suivre le conseil de Cervantès que j’avais relevé en conclusion d’un article de Macha Séry publié dans Le Monde du 2 juillet 2008 : « En dernier ressort : comment faire fi des insultes ? En suivant, par exemple, le conseil donné par Sancho Pança à Don Quichotte dans un passage du roman de Cervantès : ʺJe ne mettrai en façon quelconque la main à l’épée, ni contre vilain ni contre chevalier, et que je proteste ici devant Dieu que je pardonne toutes les injures qu’on m’a faites et qu’on me fera…ʺ Autrement dit, le combat s’arrête faute de combattants. Une parole de sagesse. »