Depuis quelque temps, on commence à entendre en boucle, dans toutes les bouches, une sorte d'évidence, de lieu commun selon lequel le web 2.0 se distinguerait radicalement de ce qui le précède par la capacité donnée à chacun d'émettre de l'information autant que d'en recevoir. Trois fois cette semaine j'ai entendu la même antienne : le web 2, c'est la participation, l'information communautaire, l'échange de pair à pair. Le web 1, c'était le broadcast, la diffusion d'un message standard de un vers tous, une sorte de continuation de la télé par d'autres moyens (techniques).
On ne peut qu'être abasourdi qu'une telle absurdité se répande aussi vite et soit ainsi avancée sans être critiquée. Car pour qui connaît un minimum l'histoire d'Internet, son mode de fonctionnement intrinsèque et les usages qui se sont développés depuis le début, il est absolument évident que ni Internet en général, ni le web en particulier, n'ont jamais été des médias de broadcasting ; c'est même exactement le contraire. Si on parle d'Internet en général, l'infrastructure technique en elle-même, comme l'explique très bien Lessig, comme les protocoles : tcp/ip, pop, nntp, mais aussi les usages : les MUD, les listes de discussion, les newsgroups reflètent une conception de la communication comme essentiellement multilatérale et synonyme, pour chacun des noeuds du réseau, d'une égale capacité à envoyer autant qu'à recevoir de l'information.
Le web lui-même a toujours manifesté cette conception : la simplicité du langage html, le faible coût de la diffusion de pages web, la double fonctionnalité du premier navigateur, Nexus, qui était aussi un éditeur de pages en sont des preuves éminentes. D'un point de vue historique, le développement du web dans les années 90 fut porté, bien avant que les marchands s'en emparent, par des communautés très diverses publiant de manière anarchique et foisonnante des milliers de sites plus ou moins amateurs. Etonnante amnésie qui passe à la trappe de l'histoire des initiatives comme Altern, Mygale, et Ouvaton, ou encore le Web indépendant qui ont porté tout un mouvement et des pratiques d'autopublication et de développement communautaire de la communication sur le web. D'ailleurs, les outils de publication automatique comme Phpnuke et Spip, parmi beaucoup d'autres, existaient bien avant qu'on parle du web 2.0.
On peut même se rappeler qu'en 2002, un observateur engagé comme Bernard Benhamou annonçait justement le risque d'une broadcastisation de l'Internet portée par les technologies sur lesquelles s'est finalement développé le web 2.0. On ne peut que se féliciter que la menace ne se soit pas réalisée bien sûr, mais il faut cesser de penser que la communication de pair à pair a été inventée par Youtube !
Il y a quelque temps, j'avais émis une autre hypothèse à propos des mutations en cours : dans la mesure où, contrairement à ce qu'on dit, la communication de pair à pair est le propre d'Internet et est constitutive de son histoire, il me semble que ce qu'on appelle le Web 2.0 correspond à l'application de ce principe constitutif à de nouveaux usages, pour de nouveaux publics et au moyen de nouveaux techniques. Il constitue une redécouverte, un approfondissement d'un principe qui se trouve présent dès l'origine. C'est même toute l'histoire d'Internet qui peut être appréhendée de cette manière, chacune des révolutions qui la ponctue (les newsgroups, les MUD, le web, le web dynamique, les cms, les systèmes P2P, le web 2) étant une actualisation du principe originel.
Il y a pourtant quelque chose de nouveau dans les développements actuellement à l'oeuvre, qui constitue une forme de rupture avec ce qui a précédé. Jusqu'à présent, le web était essentiellement structuré par la double activité de création et de publication. Qu'on le prenne par son origine documentaire ou par son évolution comme média, le web fonctionnait jusqu'à présent sur le principe de la diffusion, de l'exposition d'oeuvres créées par des auteurs. La jurisprudence puis le corpus législatif français l'ont bien compris qui ont assimilé très tôt les sites web au régime de responsabilité de la presse, après quelque hésitation cependant.
Aujourd'hui, nous assistons au fort développement de plates-formes sociales qui changent radicalement la donne, car, ce qui est donné à publicisation plutôt qu'à publication, ce sont moins les oeuvres, les produits du travail de création, que les simples traces de vie que produisent quotidiennement les individus. La plate-forme Facebook en est un excellent exemple. Cette mutation qui fait passer d'un régime de création (de textes, d'images, de sons et de vidéos) et publication à un régime d'expression et publicisation de signes de la personne semble être déterminante.
Tout un ensemble d'outils profondément ambigus ont préparé cette mutation. On peut penser aux blogs par exemple. A première vue, le blog est un dispositif permettant de consigner des traces de vie : en bonne étymologie, c'est un web-log : un journal de bord, sur le web. J'ai avancé l'idée qu'il s'agissait en réalité d'un piège à auteur, c'est-à-dire d'un dispositif qui avait la potentialité de constituer avec le temps son scripteur en véritable auteur et de se transformer peu à peu, du fait de sa configuration particulière, en véritable oeuvre littéraire.
Bien entendu, il s'agit, pour les blogs, d'une potentialité qui n'est pas toujours réalisée. Je pense que des dispositifs comme Youtube ou Flickr ont la même potentialité ambigüe : on peut ne les voir que comme des outils de communication de traces d'activité. Mais un individu peut à tout moment basculer dans une autre dimension où son compte, son photostream devient un espace de publication fréquenté par un public et où l'ensemble des items qu'il donne à voir ou à lire se met à être considérée comme une oeuvre en tant que telle.
Toute plate-forme sociale qu'elle est, Myspace reste dans cette logique. Et d'ailleurs les utilisateurs l'ont bien compris, puisque des milliers de musiciens, chanteurs et autres artistes plus ou moins amateurs ou professionnels l'utilisent pour communiquer leurs oeuvres à leur public. Avec Linkedin, Orkut, Facebook, ou alors avec des applications comme Twitter, cette dimension est totalement absente. On en revient à une communication expressive basée sur la diffusion à destination de groupes particuliers et non plus d'un public globalisé d'informations simples, spontanées sur les activités, les goûts, les relations de tel ou tel.
L'acteur industriel qui semble le mieux comprendre cette évolution, c'est Google. Marin l'a très bien résumé, récemment, d'une formule qui fait mouche : pour Google, l'unité documentaire c'est vous. A partir de là, on peut imaginer plusieurs scénarios divergents : ou bien un mouvement de rapprochement et de fusion entre la personne et son oeuvre ; la personne devient son oeuvre par les signes et les relations qu'elle produit d'elle-même, ce qui n'est pas totalement nouveau, ni en philosophie ni en esthétique. Ou bien une disjonction radicale entre des outils de communication interpersonnels d'un côté, et des espaces de publication de l'autre, les uns et les autres coexistants sur le web. Personnellement, j'aurais tendance à croire le premier scénario le plus probable, au vu de l'ambigüité caractéristique de la plupart des outils. Une piste à creuser.
Crédit photo : 147 of 365 - just dandy, par paul+photos=moody, en by-nc sur Flickr