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Le sens de jean-luc nancy

Publié le 04 juin 2009 par Boisset


«Le sens de l’histoire a été suspendu»

Interview

Entretien. Le philosophe Jean-Luc Nancy montre comment s’est arrêtée la «pensée de l’émancipation».

Par ERIC AESCHIMANN

A 69 ans, Jean-Luc Nancy est l’une des figures majeures de la philosophie française contemporaine. Proche de Derrida et de Philippe Lacoue-Labarthe, il a écrit sur l’art, sur la politique, sur le cœur qui lui a été greffé il y a dix-huit ans (l’Intrus, paru chez Galilée en 2000) ou sur Mai 68 (Vérité de la démocratie, Galilée, 2008). Au départ, l’entretien qu’il a accordé à Libération devait porter sur la situation de la gauche. Au fil des réponses, la discussion s’est élargie à ce qui est «au-delà» de la politique : la métaphysique, le progrès, la maladie, la «présence».

Que vous inspire la situation de la gauche aujourd’hui ?

J’ai du mal à comprendre qu’autant de gens intelligents, informés, nourris de réflexions et d’expériences politiques, n’arrivent pas à faire mieux. Et, en même temps, je suis porté à les excuser tous, en bloc. Je n’ai envie de stigmatiser personne, sociaux-démocrates, ex-communistes ou autres, car la seule chose certaine, c’est la disparition massive de la gauche. Sur ce point, je crois être comme tout le monde, en tout cas ceux de mon âge : à un certain moment, entre 68 et 89, quelque chose a disparu. Dès 1991, lorsque le PS avait réalisé une grande enquête auprès des intellectuels, le document final prouvait, de manière douloureuse, que tout ce travail ne servait à rien. Une rupture était consommée entre «pensée» et «politique», et j’ai commencé à me dire que, à travers cet évanouissement déjà sensible, c’est autre chose qui était en train de s’arrêter. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, que tout un peuple de gauche continue de se battre pour la justice sociale : je pense à la question des sans-papiers, des sans-travail, des sans-argent et à l’action du Gisti, de la Cimade, entre bien d’autres.

Qu’est-ce qui s’est arrêté ?

L’histoire représentée comme émancipation de l’humanité. Le sens de l’histoire a été suspendu, et cette suspension n’est pas provisoire. Je ne dis pas qu’une histoire ne va pas reprendre, autrement. Mais être de gauche, c’était vivre dans le sentiment de participer à une histoire qui progressait, bon an mal an, vers la possibilité d’une plus grande justice sociale, d’une société plus juste, plus heureuse, plus pacifique. On était dans une bulle démocratique, humaniste, paradoxalement héritée de la guerre froide et qui n’a pas résisté à sa fin. Foucault l’a dit très tôt : nous sortons de l’âge de l’histoire pour entrer dans l’âge de l’espace. Ont ainsi été mis en cause les grandes représentations de ma génération. Par exemple, avec la fin de la guerre d’Algérie, qui était un combat tangible, il y avait l’idée d’un monde où il n’y aurait plus que des nations émancipées, des «jeunes nations». Ou bien, à l’intérieur de notre société, la libération de l’enseignement, le progrès technique… En somme, ce qui s’est arrêté, c’est la pensée de l’émancipation. Initiée avec les Lumières, mise en œuvre au XIXe avec les luttes ouvrières et nationales, elle avait traversé les deux guerres mondiales, non sans fermer un peu les yeux sur les fascismes et sur le communisme totalitaire, qui étaient déjà des signes d’enlisement de l’idée progressiste, de la démocratie.

Ces dernières décennies n’auraient été qu’un long processus de déception ?

De déception ou de mutation… 68 avait marqué une première inflexion. Au lieu d’aspirer à des lendemains qui chantent, les manifestants ont dit : «On arrête tout, on s’interroge sur le présent.» La société a cessé de se projeter vers l’avenir, changement dont le «no future» des punks a donné la version sombre et tragique. Ma jeunesse a été marquée par l’idée de futurisme, sous toutes ses formes, du commissariat au plan, pour l’économie et la société, jusqu’à la science-fiction pour la littérature. Mais déjà on s’interrogeait sur la vie du militant qui sacrifie tout son présent, amoureux, sexuel, artistique, sensible, au service d’un projet à venir. Voilà ce qui s’est perdu : le Progrès, épine dorsale de l’humanisme, dont on retrouve la trace déjà chez Pascal, lorsqu’il dit que l’humanité est une succession d’hommes qui montent sur les épaules les uns des autres pour voir plus loin. Mais ce doit être moins une déception qu’une leçon : l’humanité ne se donne à elle-même ni son image ni son but. L’homme n’est pas son propre but et il n’y a pas de but : il y a de l’existence, au présent, il y a du «sens» maintenant, pas «demain».

Comment fait-on de la politique sans projet ?

En 1981, avec Philippe Lacoue-Labarthe, à l’invitation de Derrida, nous avions fondé un Centre de recherches politiques à l’Ecole normale de la rue d’Ulm. Le thème directeur était le «retrait du politique», dans le double sens du politique qui se retire de nous et d’une tentative de le «re-tracer» autrement. Tout le monde était intéressé : Lefort, Badiou, Ferry, Balibar, Rancière, Lyotard, etc. Mais, trois ou quatre ans plus tard, sous l’influence des événements de Pologne, un nouveau consensus a peu à peu émergé, qui revenait à découper la politique en deux : d’un côté, l’Etat, impossible à supprimer, mais dont on ne va plus s’occuper ; de l’autre, la société civile, qui s’organise elle-même, cherche son équilibre, aspire à la justice sans passer par l’Etat ni par une révolution. Probablement Lacoue-Labarthe et moi avions-nous encore trop d’impulsion révolutionnaire, plus ou moins consciente, pour accepter un tel renoncement. Cette coupure, c’était déjà un repli et, même entre nous, qui n’étions pas un parti ni un club, mais seulement un centre de recherches, personne n’avait de véritables propositions à faire. Nous avons fini par dissoudre ce centre.

D’où votre réflexion sur l’au-delà de la politique, qui était au cœur de Vérité de la démocratie ?

Effectivement, j’en suis venu à distinguer, dans la démocratie, entre ce qui est politique et ce qui est autre chose. C’est à cette autre chose que je reviens le plus volontiers, non par dédain de la politique, mais parce que c’est par là qu’il nous faut recommencer. Par exemple : apprendre ce que veut dire l’histoire avec un petit «h», l’histoire au sens le plus matériel, où les événements ne s’inscrivent plus forcément dans une perspective. Faut-il le déplorer ? Je n’en suis pas sûr. Le marxisme comme le saint-simonisme et tout le productivisme ont défini la justice sociale comme un lendemain où il y aura plus de richesses pour tout le monde ; or, aujourd’hui, «plus de richesses» veut dire de plus en plus pour les uns et de moins en moins pour les autres. En outre, cette richesse même est douteuse : elle vaut quoi ? elle va vers où ? elle a quel sens ? Dès lors, la question n’est plus d’anticiper une justice idéale à venir, mais d’exiger une justice minimale immédiate. Beaucoup de groupes et d’associations agissent en ce sens, et il en sortira peut-être quelque chose - je pense au revenu minimum garanti ou aux essais d’économies parallèles. Mais, encore une fois, ces réflexions techniques passent à côté de ce que je crois être la question essentielle : la question philosophique et même métaphysique.

Le XXe siècle n’a-t-il pas décrété la mort de la métaphysique ?

Oui, c’est devenu un mot provocateur, que Nietzsche a flétri comme croyance dans les «arrières-mondes» et Heidegger comme illusion de la «présence de l’être». Derrida et Deleuze ont été encore plus loin en introduisant, chacun à leur façon, l’idée qu’il n’y a pas de présence simple de l’existant, qu’il est toujours en écart à soi. Qu’en est-il aujourd’hui lorsqu’on parle d’«un déficit de sens» ? On continue d’envisager le sens comme une présence qui devrait venir et remplir, combler tout écart. Mais «le sens», ce n’est pas seulement le sens de la marche, c’est aussi - et c’est là toute la richesse du mot - la sensation, le sentiment, la sensualité, le bon sens, le sens critique. Quand Descartes se demande ce que c’est que penser, il part de la sensation. Le sens, c’est le rapport à autre chose. Bataille notait : «Il n’y a pas de sens pour un seul.» Dieu, tout seul, avant la création, ne sent rien, n’a pas de sens. Cette «autre chose» dont je parlais tout à l’heure, c’est l’homme, en tant qu’il est le vecteur des sens. C’est lui qu’il faut réinventer.

Longtemps, l’idée d’émancipation a joué ce rôle de «sens ultime».

Oui, on croyait qu’émanciper c’était libérer l’homme des Dieux, des tyrans, d’une partie de la dureté du travail. Il faut voir comment travaillaient les paysans du Xe siècle ! Le problème est que jamais, dans les représentations de l’émancipation humaine - la «démocratie», le «socialisme», le «communisme» - n’a été dit de quoi serait fait le «commun» de cette humanité émancipée, quel serait son sens. On partait du principe que l’émancipation rendrait les hommes à la fraternité, à l’amitié, à la libre création de formes de vie et d’art. Dans l’Idéologie allemande, Marx imagine un monde où le travailleur pourra forger le matin et jouer du violon l’après-midi. Implicitement, cela signifiait qu’il y avait, en attente, une essence de l’homme à retrouver. Ce rêve a été en - petite - partie réalisé avec les congés payés. Et pourtant, est-on si sûr de cette essence humaine ? Prenez encore la technologie médicale, qui nous a libérés de la maladie, de la souffrance, de la brièveté de la vie. En me greffant un cœur, on a prolongé ma vie de dix-huit ans ; c’est très bien. Mais, au fond, où prend-on que la durée soit par elle-même un but ? On entend dire : «C’est toujours de la vie en plus», mais il y a des vies qui, lorsqu’il y a trop de soins, trop de chimie, deviennent des vies lourdes. On pourrait dire : il ne faut pas vivre pour être en bonne santé, mais être en bonne santé pour vivre.

Le progressisme serait donc fondé sur un malentendu ?

«Démocratie», «socialisme», «communisme» comportent, chacun de façon différente, une formidable équivoque : tout en désignant des formes d’organisation, un «commun» où l’émancipation pourra s’épanouir, ils dissimulent l’opacité de l’«homme» et de ce «commun» qu’ils sont supposés faire advenir. Les mots dont nous parlons ont une coloration «politique», mais ils portent plus : ils portent, irrésolue, la question de l’homme. Aujourd’hui comme hier, la politique est nécessaire, à toutes les échelles, contre les asservissements, les dominations, les tutelles et les injustices. Mais l’enjeu est aussi de savoir pour quoi et comment quel «homme» doit être émancipé - aussi bien, peut-être, de lui-même. Cet enjeu n’est pas politique, il est philosophique, métaphysique. On a rétréci la raison, il faut la rouvrir, lui redonner de l’ampleur, du souffle, de l’esprit.

Adieu à l’engagement politique, alors ?

Non, mais à notre grande illusion (ou religion) qui a été de croire que tout était politique. Maintenant, on s’aperçoit que la machine démocratique, tout en fonctionnant à peu près, n’est pas par elle-même porteuse de l’émancipation. Tout passe par la politique, mais rien ne peut s’y accomplir. La politique est toujours «pour demain» (maintenir des équilibres, ouvrir des possibilités de négociation), mais c’est en dehors de la politique que les choses s’accomplissent, dans l’art, dans la pensée, dans l’amitié, l’amour, dans tout ce par quoi l’homme sent et ressent. A l’instant où je vous parle, il fait beau et je vois la flèche de la cathédrale de Strasbourg par la fenêtre, ici et maintenant. C’est là, ça fait du sens, c’est accompli et ce n’est pas politique ni religieux.

N’êtes-vous pas fort loin des préoccupations quotidiennes

Non, car les crises actuelles ont quelque chose à voir avec cinq siècles de ratage ou de maldonne, de confusion ou d’aveuglement, voire de tricherie dans l’«émancipation de l’humanité» (malgré toutes les réussites et créations de ces mêmes siècles). Il est aussi urgent de penser sérieusement à l’enjeu de notre civilisation «humaniste» que d’empêcher enfin sérieusement les plus riches de multiplier leur richesse par le nombre de pauvres qu’ils créent. Car ils ne volent pas seulement l’argent : ils volent le présent, ils volent l’existence réelle.


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