Magazine Journal intime

Ein Groß tas de trucs en vracken

Par Eric Mccomber
La pluie. La pluie terrible, morbide, depuis que j’ai quitté Munich. J’y avais déjà bien goûté en Suisse, mais avec l’ondée, les pistes cyclables de l’Isar, de fantastiques le matin, se transforment vite en boueux obstacles pour la Gaxuxa et moi. De longues sections envahies par des herbes hautes gorgées d’eau boueuse nous retiennent et nous trempent entièrement. Tout devient lourd et inerte. Le cuir de mes sandales, la visière de ma casquette, la guidoline, les gants, mes sacoches canadiennes, tout est imbibé, sauf mes courageuses Ortlieb, pour ne pas les nommer, qui se foutent éperdument de l'eau, y a pas à tergiverser.
Je fais une pause sous l’Autobahn. Je me fais des lentilles germées, puis un bol de muesli, accompagné de thé et d’Antésite. Il grêle. Je m’allonge sur ma bâche, avec une de mes sacoches en guise d’oreiller et je m’endors presque aussitôt. Le tonnerre me réveille. Je suis parfaitement au sec dans ma caverne artificielle, mais au dehors, c’est l’apocalypse. Ça se calme un peu une heure plus tard. J’enfile mes pantalons de pluie, je change de gants, j'arrime bien les capotes, je ferme la doublure soigneusement du sac de guidon et je remonte en selle.
Les feuilles trempées s’accrochent aux poignées, aux rayons, s’agrippent aux surfaces, les branchages me lacèrent les jambes. Des heures passent dans cet exercice futile et dérisoire. J’avance à peine. Je ne croise personne, évidemment. Je commence à dodeliner de fatigue dans la forêt tout au long de l'Isaradweg qui se perd dans les bois. Je suis obligé de défaire les bagages et de tout transporter en trois voyages pour m’extraire d’une ornière. Je roule ensuite sur une ancienne voie de chemin de fer désaffectée. Il n’y a pas de route, tout au plus les herbes sont-elles effacées sur une mince bande serrant le côté de la voie, là où des motocross doivent avoir l’habitude de rouler. L’eau m’aveugle. Je ne vois pas Gégé, qui tente bien du mieux qu’il peut de me trouver des routes dans les parages. En fait il répète avec insistance « As soon as possible, Make a U-Turn ».
Au bout d’une longue heure de boulot harassant j’aperçois un chemin de service agricole qui longe la voie. Les deux routes sont séparées d’une falaise vertigineuse suivie d’un fossé envahi de ronces. Supplice de tantale. La pluie redouble. Douche glacée. Mon excellent imper commence à perdre son utilité par capillarité. J’exhale de la buée. Enfin une traverse. Je pointe le guidon vers la droite et je fais bien attention de ne pas glisser dans les herbes grasses. Me voilà en en bas, sur le chemin de cailloux. C’est une nette amélioration. Je pédale plus librement. C’est décidé, dès que je le peux, je branche la grand route.
Je parviens à un petit village et je décroche vers le Sud pour foncer sur la route pavée. Coup de bol, elle est bordée d’une piste cyclable prosaïque, mais hyper rapide et roulante. J’ai la pluie dans le visage, mais je m’étends sur les appuis et je fonce pleins pots. Je regarde l’heure de temps à autre et je finis par m’arrêter pour prévenir mon couchsurf-hôte que je serai à la bourre. Je prévoyais 18h, mais ça sera 20. Je file. Devant moi, on dirait que le ciel s'éclaircit enfin, un cyclopéen panneau gris barre le ciel sous les nuages noirs. Je pousse plus fort pour l'atteindre. Lorsque j'y arrive, c'est pour me rendre compte que ce que je voyais n'était pas le ciel, mais un mur de pluie ! Une inimaginable forteresse d'eau grise de trois kilomètres de hauteur ! Ha, ha, ha, je me dis. Basta. Je plonge là-dedans, ça me fait bizarrement chaud au cœur. Les arbres sont secoués en tous sens, les voitures aquaplannent et dérapent, les toitures s'agrippent aux murs des granges et je ris, je ris, je ris. Tant pis, je me dis. Tant mieux, même.
La pluie se tanne avant moi de ses conneries. Tout se calme, mon cœur bat plus lentement, Je quitte la grand'route et j’entre dans le petit hameau de Mamming, Toby m’attend dans la rue, un grand homme timide à la bouille férocement sympathique. Il m’accueille dans un petit paradis de bois blond, lui, menuisier fils de menuisier. Une maison spacieuse et lumineuse, ma propre chambre, il m’a attendu pour manger, il a préparé des asperges béarnaise, je sors un bröt noir plein de graines et de noix. — Ah-ah ! Deutsche bröt, ja !Il me raconte ses innombrables voyages. Il est aussi un sacré photographe. Ses travaux ornent les murs. Nous décidons presque tout de suite que je resterai un jour de plus, c’est la fête demain au village voisin. Je promets de lui faire un curry de lentilles.
La fête, oui, debout sur les tables, les villageois chantent fort, juste et ferme, bière en immenses seaux d’un litre, saucisses, choucroute, serveurs mouillés de sueur, six bocks dans chaque main, partout les costumes traditionnels, robes fleuries, pantalons de cuir ornés, jeunes poitrines décolletées par centaines, poum-poum-poum, la mouzik ! Ach zo ! Le bonheur.
Le lendemain, même distance, finalement. Prévu 77 km, mais non. 105. Eh, eh. Toby me conseille un chemin le matin, un chemin génial. Génial pour lui, cyclo de montagne fou, qui s’apprête dans deux semaines à traverser les Alpes du Nord au Sud, mille kilomètres en dix jours, 10 000 m d’ascension. Dans les sentiers, avec sac-à-dos. Eh beh. 20 000 m, que je me suis tapé depuis Valence, mais sur quatre semaines au lieu d’une. Inutile de m’inviter pour ce type de torture. Très bien merci. Dankeschön. Ehkrr. Bref, le raccourci de Toby, je m’en lasse bien vite et je retrouve ma vieille Isaradweg, qui me mène presque jusqu’au Danube. Je croise plusieurs fois un papa et ses deux mômes, qui roulent chaque été quelques semaines. Les gamins ont 6 et 8 ans. Nous finissons par rouler en groupe, ce qui est charmantissîme. Ils vont jusqu’au point où se croisent l’Isar et le Danube. Je préfère de mon côté filer en douce vers Passau. Il est quinze heures et j’ai encore 50 kilomètres à m’enligner. Aux-revoirs, échanges d'adresses, machin.
Nous jouons longtemps à cache-cache, le Danube et moi. Il est là, juste derrière un monticule, puis il se cache sous un village, la piste s’éloigne, puis plonge dans une canule. Ça remonte, je vois les platanes, je peux sentir la masse d’eau. Je décide de grimper sur la jetée pour le voir enfin.
— Eh, babe ! Je suis rendu au Danube, t’es où ? Au ciel ? Viens-tu me rejoindre, ou quoi ?
Il est tout petit, à cette hauteur, et pas bleu du tout, mais bien vert ! Quelle supercherie ! Sans doute pour la rime, qu’ils ont fait sonner Donau avec blau. Ah, ces poètes. Déplaceraient les montagnes pour finir une strophe. Éventuellement, la Donauradweg se colle complètement au fleuve et à ses méandres. C’est époustouflant de beauté, c’est vrai, y a pas à chipoter. Ça rappelle les plus beaux coins de la Loire, mais en infiniment plus modeste. Et puis, j’ai l’impression de longer l’Histoire. Je fais encore une pause, sur un banc qui regarde les montagnes tchèques. Le reste est sans anicroche, il fait enfin soleil, je roule à fond de train, ça descend, il n’y a pas de vent, je prends des tas de photos, je regarde les cygnes, je m’arrête un peu pour souffler et boire de l’eau. Mon sourire remonte des tréfonds, le vrai, le fort, l’indécrottable. Ça commence à être du pur plaisir. Ça commence à ressembler à ce que j’espérais, une balade, une promenade, une douce sinécure. — Ach zo… Le bonheur.
J’arrive enfin, vers dix-neuf heures. Jeune et sympatoche couchsurfeuse. Je célèbre mon arrivée au Danube, elle m'amène dans un jardin-de-bière. Bernerwürst, hellesbier, miam-miam. Dodo.
Départ ardu le lendemain matin. Sous les orages violents et les effets persistants de la Löwenbrau, je peine pour empiler les kilomètres. C’est sans trop d’émotion que je traverse le dérisoire vestige de frontière qui marque l’arrivée en Autriche. Tout de même, j’ai déjà hâte de revenir en Allemagne. Jamais rencontré autant de gens ouverts, curieux, vifs, intelligents en si peu de temps. Le Nord me plaira-t’il autant ? On verra. Je passe un long moment abrité sous les arbres. L’averse est si violente que la bourrasque menace de me plaquer dans le fleuve. Ça dure longtemps. Je regarde les remous du vieux Danube sans penser à rien. Les oiseaux se sont tus. Je scrute l’horizon sans voir de fin à ce gigantesque nuage noir. Ça finit par rentrer un peu dans l'ordre et je repars. J’arrive à rallier mon modeste objectif du jour, mais sous un nouveau violent orage. Je passe devant un gasthof si sympa que je ne peux m’empêcher de consulter les prix. C’est presque donné, à peine 2€ de plus qu'un camping, il dégorge encore des hallebardes, je regarde la Gachu toute mouillée, mes sacoches dégoulinantes, je m’imagine monter ma tente, rapide calcul, presque au même prix, marde, tant pis pour le camping… et hop ! Chambre splendide et accueil chaleureux. Un vrai coup de chance. Je me jette sous la couette, glacé de partout. — Eh, chus en Autriche. T'es où ?© Éric McComber

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