l'ile Kiji
Je rêvais depuis longtemps d'un voyage dans la Russie profonde, celle que m'ont fait aimer des poètes comme Pouchkine et Tourgueïev, des écrivains comme Dostoïevski et Tolstoï, des musiciens comme Tchaïkovski et Rimski-Korsakov, sans compter les ballets et les chants que j'ai pu voir et entendre, les icônes que j'ai admirées. Une terre démesurée, pleine de contrastes qui semble s'épuiser jusqu'au fin fond de ses steppes, se couvre des paysages les plus variés et dont l'histoire est sans doute la plus dramatique et la plus tourmentée des nations du globe. Ce souhait s'est enfin réalisé et je viens de passer, avec mon mari, treize jours entre Moscou et Saint-Pétersbourg en naviguant au fil de la Volga, des lacs Blanc, Onéga et Ladoga, usant du système des cinq-mers jusqu'à la Baltique et le golfe de Finlande. Un voyage inoubliable de près de 2000 kilomètres par voie d'eau, rythmé par des visions éblouissantes de villages, d'églises, de monastères, de forêts, à l'heure où les lilas et les aubépiniers sont encore en fleurs, dans un silence qui vous permet d'en mieux apprécier la beauté et celle d'une nature qui parait s'être immobilisée à tout jamais dans le temps.
Avec cette croisière fluviale, nous reprenons l'ancienne route des Varègues ( Vikings ) qui traversait le pays, à l'époque où n'existaient ni Moscou, ni Saint-Pétersbourg. C'est ainsi qu'au IXe siècle, Riurik, venu s'installer à Ladoga, puis à Novgorod, et après lui Oleg, descendu à Kiev, ont fondé l'Etat russe. Mais l'histoire la plus lointaine reste vivante autant que la mémoire la garde dans les légendes, les chansons, la poésie, tant qu'elle renaît sur scène, au théâtre et à l'opéra, armée spirituelle d'une culture âgée de deux millénaires qui survit, tantôt discrète, tantôt visible dans son éclat, et ce cesse point de nous accompagner au long d'un périple qui nous conduira de la capitale politique à la capitale littéraire.
Cathédrale Basile-le-bienheureux sur la place Rouge à Moscou
Dès lors que l'on a quitté Moscou, le foisonnement doré des coupoles du Kremlin, les merveilles de la galerie Tretiakov, la majestueuse place Rouge ( qui signifie place belle ) et sa cathédrale Basile-le-bienheureux, la magie s'installe, tandis que dans le soleil couchant, derrière un rideau de bouleaux, se profile une admirable église ( la "Sainte Russie" ne fut pas une vaine appellation ), aux bulbes or et turquoise et à la façade blanche rehaussée d'ocre. Et défilent les datchas colorées, groupées en troupeaux qui semblent être venus paître au bord de l'onde. Oui, rien n'est plus enthousiasmant que de découvrir la Russie depuis ses cours d'eau, sans oublier un instant ce que ces canaux multiples pour les relier entre eux, auront coûté en souffrances et en vies humaines. Des canaux larges comme des fleuves, des fleuves vastes comme des lacs, des lacs immenses comme des mers que bordent des collines boisées, des forêts impénétrables parcourues par les loups et les ours, des plaines jamais monotones malgré l'immensité, car, toujours ornées, ici et là, de hameaux, d'églises baroques et de couvents ancestraux. Egalement des villes qui renferment de ravissantes chapelles et églises miraculeusement épargnées par les bolcheviques. Le soir qui s'éternise - fin mai la nuit ne dure guère plus de deux heures - l'esprit, encore bouleversé par les découvertes de la journée, on s'installe dans la solitude à la proue du bateau qui glisse sans bruit sur les eaux lisses. Le paysage forme de toutes parts un écrin saisissant. Après avoir fait escale à Ouglich et à sa cathédrale Saint-Dimitri-sur-le-sang-versé qui rappelle l'assassinat du jeune prince, fils d'Ivan le Terrible par Boris Godounov, nous poursuivons notre route avec escales à Jaroslav dont les palais dominent la Volga, puis Goritsy. C'est là, dans les eaux de la Sheksna, que, sur ordre du tsar, on noya la redoutable princessse Iefrossinia, celle que l'on voit grimacer d'épouvante dans le film d'Eisenstein. Plus loin encore, ce sera l'incomparable ensemble du monastère de Saint-Cyrille-sur-le-lac-Blanc, d'une beauté à couper le souffle, fortifié par le père de Pierre le Grand, le tsar Alexis, fondateur de la dynastie des Romanov. Mais une émotion, plus forte encore, nous attend quelques jours plus tard, en Carélie, sur l'une des cent îles du lac Onéga, devant la fabuleuse église en bois de Kiji et les trésors d'architecture paysanne transportés ici, parmi les herbes folles et les bosquets de lilas qui se hâtent de profiter du bref été, et que l'Unesco a placé sous sa haute protection.
Le palais d'hiver ( musée de l'Ermitage ) à Saint-Pétersbourg
Au terme de cette navigation, on aborde Saint-Pétersbourg, la ville miracle, tapisserie de méditation et de songe, ville intemporelle où les personnages de fiction apparaissent tout aussi réels que les poètes qui les ont imaginés, capitale conçue par un homme génial, Pierre Ier, tsar bâtisseur qui lui a conféré l'unité de son style et la magnificence de son urbanisme. Car, ici, tout a été pensé. Descendre dans le jour qui s'éternise la Néva bordée par ses innombrables palais, la succession de ses académies et de ses églises et, le lendemain, découvrir avec émerveillement le somptueux diadème des résidences d'été impériales qui ont noms Tsarskoïe Selo, Pavlovsk et Peterhof, où la forteresse de Saint-Pierre-Saint-Paul devenue la nécropole des Romanov, dont la flèche d'or s'élance dans le ciel couronnée par un ange - restera un souvenir inoubliable. Et plus particulièrement de l'avoir visitée lors des nuits blanches qu'Alexandre Dumas sut si bien décrire et qui prêtent à la ville, pour quelques semaines, une pâleur lunaire et un climat onirique unique au monde :
" Figurez-vous une atmosphère gris-perle, irisée d'opale, qui n'est ni celle de l'aube ni celle du crépuscule, une lumière pâle sans être maladive, éclairant les objets de tous les côtés à la fois. Nulle part une ombre portée. Des ténèbres transparentes, qui ne sont pas la nuit, qui sont seulement l'absence du jour ; des ténèbres à travers lesquelles on distingue tous les objets à une lieue à la ronde ; une éclipse de soleil sans le trouble et le malaise qu'une éclipse jette dans toute la nature ; un calme qui vous rafraîchit l'âme, une quiétude qui vous dilate le coeur, un silence pendant lequel on écoute toujours si l'on n'entendra pas tout à coup le chant des anges ou la voix de Dieu ! Aimer pendant de pareilles nuits, ce serait aimer deux fois. "