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Le Clézio, Révolutions

Par Argoul

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Jean, Marie, Gustave Le Clézio est révolutionnaire, mais le mot révolution possède un double sens. En romancier, Le Clézio joue sur cette ambiguïté. La révolution est le soulèvement d’un peuple contre une condition injuste que les circonstances ont rendue insupportable. Elle est aussi, plus mystérieusement, la roue du temps sur lui-même, l’éternel retour des choses. Le Clézio évoque les unes avec l’autre ; il les lie dans l’histoire, son histoire, romancée, éclatée, humanisée.

  • Révolution est la mémoire de tante Catherine, aveugle comme Homère, qui conte si bien son enfance à l’île Maurice, son départ forcé, son exil.
  • Révolution est cet exil premier de l’ancêtre, Jean Marro, double de l’auteur qui s’appelle Jean lui aussi dans le livre et Marro par transmission de lignée. L’ancêtre a quitté la Bretagne à 18 ans en 1792 pour aller vivre l’idéal des Lumières à Maurice, nouvelle France, après avoir soutenu la Révolution – la grande – à Valmy.
  • Révolution encore ce retour de l’auteur à Nice, tout enfant, chassé de Malaisie par la révolution communiste, où il est né d’un père anglais. A son adolescence, c’est la guerre en Algérie et lui, à demi-français, doit faire son service militaire dans l’armée coloniale.
  • Révolution encore, retour aux sources, il joue de son ambiguïté de demi-anglais pour s’exiler à Londres, y poursuivre des études de médecine. Puis il part au Mexique pour fuir encore l’incorporation.
  • Il y vivra 1968, autre révolution que la verbosité idéalisée des intellos du quartier latin : de vrais morts, par centaines, sur la place des Trois Cultures à Mexico ! Aussi, quand un copain prend des airs mystérieux pour lui parler du « courant politique » auquel il adhère, il se fout carrément de sa gueule de petit-bourgeois planqué : la révolution, le parisien imberbe n’a aucune idée de ce que c’est.

Car la révolution, la vraie, est celle des astres et de la philosophie. Elle se trouve chez Parménide et Héraclite, dans ces Présocratiques qui sont la pensée d’Occident et que l’auteur révère en son adolescence, avec le Nietzsche de l’énergie et de l’éternel retour. Dans l’immensité de l’éther, les astres retournent à leur point de départ au cours d’une longue ellipse. Les humains ne font que revivre l’éternel retour du départ et du recommencement, inlassablement, imitant Sisyphe poussant son rocher. « N’oublie pas, disait la tante au gamin de 12 ans, tu es Marro de Rozilis, comme moi, tu descends du Marro qui a tout quitté pour s’installer à Maurice, tu es du même sang, tu es lui. (…) C’est lui qui est en toi, qui est revenu pour vivre en toi, dans ta vie, ta pensée » p.53. Il y a de la réincarnation dans l’air, cette vieille idée indo-européenne, mais surtout l’obscure idée que tout humain accomplit sa destinée d’humain, quelles que soient les époques : grandir, s’imbiber de l’exemple et de la tradition, faire des petits, la transmettre, bâtir et rebondir. Il y a de la quête identitaire – un retour aux sources - dans une époque qui exalte les valeurs humanistes tout en les niant par sa contrainte technique, son exploitation économique et sa manipulation politique. « La philo, c’est être accordé au temps céleste, comprendre le cours des astres » p.97. Et ne pas suivre le dernier histrion politicard…

Jean le comprend, tout à fait vers la fin, page 505 : « C’était donc ça. C’était si simple, après tout. Un moment, juste un moment dans la vie pour être libre. Pour être vivant, sentir chaque nerf, être rapide comme un animal qui court. Savoir voler. Faire l’amour. Etre dans le présent, dans le réel ». Pour être libre, quittez le temps ; pour quitter le temps, vivez intensément l’instant présent. Le réel, tout est là : carpe diem disaient les sages romains, goûte le jour qui passe. Ces Romains, qui savaient vivre, considéraient l’heure selon le cours du soleil : les 12 h de jour étaient réparties équitablement entre son lever et son coucher, quelle que soit la saison. Ainsi, les heures étaient plus longues en été et plus courtes en hiver, plus proches du temps psychologique que de l’abstraction mécanique inventée par les horlogers, ces ingénieurs des âmes ! Le temps n’est pas une machine qui impose également ses minutes, mais il est court ou long selon l’intensité des instants qu’on vit.

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« Vent, vents, tout est vent », dit l’épigraphe. Tout passe, mais tout repasse dans la mémoire, tout revit dans l’imagination, tout renaît dans chaque enfant qui croit - au double sens de croître et de croire. Ce roman est tout empli de personnages emblématiques leclézien, des exilés, des paumés, des amoureux, des vivaces. Ceux qui s’accrochent et ceux qui transmettent, ceux qui résistent aux modes, aux lâchetés, et ceux qui sont les soldats mécaniques et disciplinés des oppresseurs ou des principes. Aurore, petite Viet importée ; Amoretto réfractaire, torse nu sous son cuir au lycée ; Santos, peintre philosophe tué absurdement en Algérie ; Conrad, Ukrainien géant qui ne cesse de se révolter contre « les staliniens » qui renaissent n’importe où (le stalinisme est un état d’esprit) ; Allison, l’infirmière londonienne qui aime baiser ; John James, petit malfrat anglais haineux, sexuel et boule d’énergie ; Marcel le yogi de Nice, précurseur des babas cool au tout début des années 60 ; Mariam, Kabyle passant le bac, qui deviendra sa femme. Le Clézio aime à mêler les histoires, celle de Jean, celle de la tante, celle de l’ancêtre ; celle d’une esclave noire importée à Maurice, celle de petits Mexicains attachants qui passent aux Etats-Unis, et tant d’autres. Chacun de ces êtres est à lui tout seul une révolution minuscule.

Son roman se lit bien, fresque lyrique tissée d’histoire personnelle et de détails vécus, grand souffle du monde dans la France étriquée de la décolonisation. Parmi les nombrilistes, trop nombreux dans la littérature française contemporaine, J.M.G.L.C. fait « sa » révolution - et c’est bon.

Le Clézio, Révolutions, 2003, Gallimard Folio, 533 pages.


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