La règle du jeu (Renoir – 1939) – 10 et fin.

Publié le 04 juin 2009 par Caroline


«Je m’incline devant le commerce!»: scandalisé, Renoir capitule devant ses commanditaires qui le somment de ramener son film de 113 à 100 minutes (sept scènes sont coupées!). Ils ont peur en effet de ce film «pas comme les autres»– slogan publicitaire inventé pour sa sortie.
Leurs craintes sont justifiées. Lors de la première, au Colisée à Paris, le public «chic» provoque une émeute alors que le public populaire de l’Aubert Palace s’en tient aux sifflets. De nouvelles coupes sont opérées, le film passe à 90, puis 85 minutes. «Stupéfait» par la haine qu’a provoquée son œuvre, Jean Renoir s’en prend d’abord à lui- même et supprime des séquences où il apparaît. En vain. Le propos du film a déplu: «Le public n’aime pas être démystifié», expliquera plus tard Renoir. Plus prosaïque, le critique Georges Sadoul émettra l’hypothèse selon laquelle Renoir, gênant en raison de son statut de producteur indépendant et dans sa façon de pourfendre le (beau) «monde», fut victime d’une cabale.
Dans la presse, la critique est partagée. D’un côté, il y a ceux (minoritaires) qui n’hésitent pas à classer La Règle du jeu au rayon des «monuments du cinéma parlant français»; et il y a les autres qui sombrent dans l’insulte inepte: «une mauvaise plaisanterie de fils à papa démagogue», ou la myopie: «un mémorable ratage comme La Belle Équipe de Duvivier et Le jour se lève de Carné»… Plus symptomatiques et plus graves, les attaques antisémites du duo Brasillach-Bardèche fustigeant Marcel Dalio, le formidable interprète du marquis de La Chesnaye : ” Plus juif que jamais … qui est d’une race qui ne chasse pas, qui n’a pas de château, pour qui la Sologne n’est rien».
Sorti le 7 juillet 1939, le film tient son exclusivité durant trois semaines mais est joué dans d’autres salles jusqu’à la déclaration de la guerre le 4septembre. Ce qui l’empêche de connaître une carrière en province et à l’étranger: comme une centaine d’autres films, il est jugé «démoralisant» et donc interdit. Une mise à l’index qui se poursuivra durant l’Occupation.
Après cette sortie en forme de déroute (sa société fit faillite), Jean Renoir, écœuré, songea à abandonner le cinéma. Démobilisé, il partit en fait pour l’Italie, afin de travailler sur une adaptation de La Tosca, puis pour les États-Unis. Il ne reviendra travailler en France qu’en 1955 pour réaliser French Cancan.

Alors qu’en 1942, un bombardement avait détruit le négatif de la version originale, le film, amputé, ressortit sans succès en 1945. Ensuite les ciné-clubs vont, durant une vingtaine d’années, entretenir la flamme en montrant l’œuvre dans l’une ou l’autre des copies tronquées.
En 1959, deux cinéphiles, Jean Gaborit et Jacques Durand reconstituent miraculeusement le film dans sa forme première grâce à des chutes et des copies glanées de-ci, de-là. Il leur a fallu par exemple mixer la bande-son de telle pellicule et l’image de telle autre, atténuer les différences de ton entre les tirages, etc. La Règle du jeu renaît donc, mais ne sort dans sa version restaurée qu’en 1965 où elle obtient enfin la reconnaissance.
«La Règle du jeu est certainement, avec Citizen Kane, le film qui a suscité le plus grand nombre de vocations de metteurs en scène.» Cette phrase de François Truffaut indique bien la place qu’a prise par le film dans le cœur et la tête d’une génération entière de cinéphiles, grâce notamment à André Bazin, leur père spirituel.

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