La Découverte / 300 p. / 22 € 50 en librairie - 21 € 38 sur Amazon
L'emprise tentaculaire du clan Moubarak
Certains Français sont encore passionnés par l'Égypte, du moins quand ils entendent les mots "Vallée des Rois", "Néfertiti" ou encore "Toutankhamon". Pour le reste, l'Égypte reste relativement obscure, et peu de gens s'intéressent à sa société civile, son système politique, ou encore à son histoire contemporaine. Il n'y a qu'à voir le faible nombre de livres français traitant de ce sujet.
L'atout principal de ces 270 pages est sûrement qu'elles retracent plus de deux cents ans d'histoire. Pour quiconque désire mieux comprendre les mécanismes politiques de l'Égypte contemporaine, cette étape est obligatoire. Pourquoi Sadate "pactisa"-t-il avec Israël ? Pourquoi la société civile n'accepta-t-elle pas le départ de Nasser et le poussa-t-elle à garder la présidence à la fin de la guerre des Six Jours ? Tant de questions auxquelles il faut répondre avant de tenter de comprendre comment le pays "tourne" aujourd'hui.
Dans un long raisonnement, certaines portes de l'arène politique égyptienne s'ouvrent aux lecteurs, pour arriver à l'heure actuelle, à la présidence plus que controversée du président Hosni Moubarak.
Une forte emprise sur les institutions…
Dès la mort de Sadate (assassiné le 6 octobre 1981 par un membre du Jihad islamique égyptien opposé à la négociation entamée avec Israël), Moubarak profite de sa place confortable au sein des cercles militaires pour enfin passer du statut de vice-président, à celui tant convoité de chef de l'État. Avec le temps, Moubarak va utiliser le parti présidentiel, le PND, pour s'assurer une emprise politique et mettre en place l'impossibilité de se faire remplacer par un quelconque outsider. Comme le déclare Sophie Pommier, "le PND, qui compte aujourd'hui 2 millions de membres, est le passage quasi-obligé pour obtenir un siège au Parlement".
La constitution de 1971 ajoute encore à ce pouvoir présidentiel fort : celui-ci peut nommer et révoquer le Premier ministre. Les ministres de la Défense, de l'Intérieur ou encore des Affaires étrangères doivent lui rendre des comptes "directement". En plus de cela, Hosni Moubarak nomme 10 personnes sur les 454 de l'Assemblée du peuple (Majlis al-Chaab) et un tiers des 264 membres du Conseil consultatif (Majlis al-Chouta). Rien de moins.
… et sur les masses
Depuis Nasser, la figure du père-président est omniprésente en Égypte. Moubarak, voulant sortir de cette image "soviétique" du régime, limitera rapidement les affiches et autres effigies à sa propre gloire. Paradoxalement, les médias s'en donneront à cœur joie [2] et le président fera régulièrement la Une des plus importants quotidiens et hebdomadaires du pays. Comme dans tous les régimes que beaucoup se plaisent à définir comme dictatoriaux, le malaise de Moubarak en direct à la télévision en 2003 laisse la population en "total désarroi".
En fier stratège, Moubarak comprit rapidement qu'il devait laisser à la population une certaine "liberté dans la contestation", sans pour autant la laisser croître vers un stade critique qui lui serait préjudiciable. Face aux Frères musulmans par exemple, première force d'opposition du pays, il n'hésitera pas à utiliser la technique dite de la "douche écossaise" qui se caractérise sur le plan politique par la manière d'allier durcissements et assouplissements. Ainsi, Moubarak donnera un semblant de liberté au Frères dans certains domaines (en particulier au niveau caritatif ou associatif) mais, au contraire, en restreindra d'autres (généralement ceux ayant attrait à la politique), multipliant arrestations et étouffements économiques.
Pour l'auteur, il est clair que "la phase de durcissement ouverte depuis deux ans s'inscrit dans la perspective de la succession".
Une entreprise familiale…
Car après tout, c'est bien de cela qu'il s'agit. Depuis plusieurs années déjà, la "question politique" majeure est et reste : qui succèdera à Hosni Moubarak lorsque celui-ci ne pourra plus assumer ses fonctions ?
Plusieurs noms circulent, comme le général Omar Suleyman, chef des services de renseignements ; mais l'option privilégiée par les analystes reste Gamal Moubarak, fils cadet de l'actuel président.
Comme le souligne Sophie Pommier, "la perspective d'une succession dynastique semble d'autant plus plausible qu'elle est en phase avec une tendance observée dans l'ensemble du monde arabe, y compris dans des systèmes non monarchiques".
Pour certains, Hosni Moubarak aurait choisi de briguer en 2005 un cinquième mandat de six ans, manière de "mieux préparer le terrain" de sa succession.
… jusqu'au boutiste ?
L'ascension de Gamal au sein du parti montre bien le caractère "inexorable" de sa progression vers le sommet. Entré au secrétariat général en 1999, il est rapidement placé à la tête du secrétariat des Politiques en 2003, puis devient secrétaire général adjoint en 2006. Ses liens étroits avec la finance et les entreprises privées font de lui l'exemple type de la nouvelle génération qui croit en la mondialisation, loin du socialisme prôné par Nasser. Ses proches, les "Gamal Boys", investissent eux aussi les hautes instances du parti, sans vraiment s'en cacher.
Pourtant, le peuple n'est pas les politiques, et la formule en vogue "Moubarak = répression, Gamal = corruption" prouve bien que la route n'est pas entièrement tracée.
L'auteur n'en conclut pas moins, sur ce point, que "si les pratiques économiques changent, [...] les réflexes politiques perdurent". Alors, le fait que les fils des "dirigeants issus du coup d'État de 1952 n'en ont pas moins été formés sur le même moule et sont les produits du même système" serait-il un atout ?
Dans l'attente du séisme politique annoncé mais qui n'est pas pour autant certain, ce livre prouve, au fil des pages, qu'il a toute sa place dans une bibliothèque dédiée au Moyen-Orient digne de ce nom. Une référence en devenir, certainement.
-- Notes :
[1] : In "Égypte, l'envers du décor" du 11/04/08 dans Nouvelles d'Orient (Les blogs du Diplo). Alain Gresh sera remercié dans l'ouvrage par Sophie Pommier pour "avoir eu la gentillesse de [la] relire et de [lui] avoir fait bénéficier de [ses] conseils avisés".
[2] : On peut clairement dire que seuls les journaux "proches du régime" (c'est à dire suivant et acceptant, voire appuyant les positions du gouvernement) peuvent survivre, les autres étant asphyxiés économiquement sous le coup de procès et d'amendes régulières, voire d'arrestations de leurs rédacteurs en chef.