Certes il faut passer le pont, mais par ces belles journées ensoleillées, c’est un plaisir. Aller jusqu’à la Générale à Sèvres est toujours un peu une expédition. J’y ai vu hier une exposition un peu disparate, au titre calembourdesque, Suprême & Isthmes (jusqu’au 6 juin seulement, j’écris vite), regroupant six artistes sous le vague lien du suprématisme et de la géographie. Deux découvertes intéressantes, Isabelle Giovacchini et Michaël Jourdet.
Jourdet se dit hanté par Malevich, qu’il copie, dérive et détourne avec un humour parfois grinçant, tirant tantôt vers Alphonse Allais et tantôt vers Duchamp, ainsi ce monochrome inédit, toile peinte dans l’obscurité et enfermée dans un caisson en bois, que nul n’a vue, ni l’artiste, ni le spectateur. On pense à bruit secret ; d’autres ont joué sur cette invisibilité avec la pellicule photographique, l’image qui se détruit quand on la regarde (comme les fresques du tombeau d’un pharaon, détruite dans les heures qui suivirent leur découverte) : qu’adviendra-t-il si on ouvre ce caisson ? Au mur, Michaël Jourdet a disposé une série de petits tableaux noirs rectangulaires, selon un ordre mystérieux. Mais si l’oeil nu ne voit rien, c’est à travers le viseur de l’appareil photo que ‘l’oeil habillé’ découvre une femme nue agenouillée devant un objet; je l’imagine japonaise, geisha préparant le thé (Nu féminin). Qui sait ? Ce n’est plus que l’empreinte d’un corps, que sa quintessence, sa déclinaison en standards basiques; je pense à Julian Opie, par exemple, dont les stripteaseuses décomposées en formes essentielles sont pour moi d’un érotisme absolu, car rien n’y distrait plus de l’acte même, la forme s’ y est dissoute. On est loin du suprématisme dans l’esprit, sinon dans la forme, en tout cas c’en est une joyeuse revisite.
Isabelle Giovacchini, elle, est hantée par le protocole, par la complétude, par l’accomplissement d’une tache. about: blank est une série de toiles, de vraies toiles, minutieusement piquées de petits coups d’épingle réguliers, entre chaîne et trame, qui composent un rectangle d’aspect différent à l’intérieur de la toile. La photo en est quasiment impossible. Rien n’est ajouté, rien n’est enlevé, et pourtant tout est changé. J’aime ce travail sur la trace, sur l’empreinte, sur le presque invisible. C’est l’aboutissement d’un processus secret, qui n’est pas filmé, dont nous ignorerons la douleur, performance absurde et obstinée.
Le Capitaine Ferber, polytechnicien du début du XXème siècle, fut un pionnier malheureux de l’aviation, qui, pour améliorer la performance de son avion, le faisait photographier à objectif ouvert. Cette rencontre de deux technologies modernes donna ces photos de traces blanches sur le fond noir des arbres, analyse du mouvement à la Muybridge ou à la Marey. Isabelle Giovacchini reprend les détails marquants de ces photos, les monte et les aligne pour dessiner la trajectoire avortée de l’avion, avion que nul ne voit, avion fantôme, comme une prémonition des traces blanches des jets dans le ciel d’aujourd’hui, comme une empreinte funèbre (Fendre l’air). Il est sans doute tout à fait approprié que le Capitaine Ferber soit mort dans l’écrasement de son avion au sol : j’en étais presque sûr en regardant ce travail d’Isabelle Giovacchini, imaginant déjà la photo suivante, le fantôme suivant.
Les parasites sont de simples petites photos d’arbre punaisées au mur, ou plus précisément fixées au mur par plusieurs épingles qui trouent l’image : le relief, la distance du mur, en font comme une sculpture. Ce n’est pas un rituel vaudou (encore que…), mais les épingles sont fixées très précisément là où des boules de gui, d’un vert plus sombre, parasitent l’arbre. Cette discrétion du processus, tiré jusqu’à ses extrêmes limites, et cette prégnance d’une empreinte à peine visible sont deux éléments de son travail qui m’ont séduit. Quelqu’un à suivre.
Photos 1 et 4 de l’auteur.