C'est une belle histoire. Une histoire vraie, émouvante. L'histoire de deux frères, unis par une indéfectible amitié que le destin, dans sa plus impitoyable cruauté, ne réussira pas à détruire.
Léonard Gianadda est aujourd'hui ingénieur en génie civil. Peut-être a-t-il hérité cette âme de bâtisseur du grand-père Battista, émigré de son Trentino natal pour tenter, du côté de la Suisse, une autre vie, comme manoeuvre tout d'abord, puis comme maçon, et enfin comme entrepreneur.
La soixantaine bien dissimulée sous une carrure de rugbyman, Léonard fait preuve, dans tout ce qu'il entreprend, d'un enthousiasme et d'un dynamisme que rien, aucune circonstance ne semble pouvoir mettre en défaut. Le dictaphone en permanence à portée de main, il passe d'une occupation à l'autre, toujours disponible, attentif au moindre détail, méticuleux au iota près dans son sens de l'organisation.
Vers le milieu des années 70, l'ingénieur a mis au point un projet de construction d'un immeuble locatif à Martigny (Suisse), sur un terrain de plus de 6 000 m² dont il est propriétaire. La «tour Belvédère» a déjà, sur le papier, fière allure...
C'est alors que survient, par deux fois, l'imprévisible. Au printemps 1976, tout d'abord, dès les premiers travaux d'aménagement du terrain, l'entreprise de construction découvre les vestiges d'un temple gallo-romain dédié à Mercure. Martigny «la romaine» avait déjà une réputation archéologique, avec notamment son très bel amphithéâtre. Elle voit soudain s'adjoindre à son patrimoine culturel un autre site, le plus ancien de ce type en Suisse. Le projet de construction est évidemment remis en cause. Que faire?
Le destin se chargera une nouvelle fois d'apporter, à sa manière, une réponse. Le 24 juillet de cette même année 1976, Pierre Gianadda rentre d'une expédition en Égypte où il est allé, accompagné de quelques amis, capturer des reptiles pour le vivarium de Lausanne. Pris dans un orage, le petit avion qui les ramène doit faire escale à Bari, en Italie. Le lendemain, peu après le décollage, l'appareil tombe en panne et doit se poser en catastrophe. Il prend feu immédiatement. Ayant réussi à se libérer, Pierre tente alors de porter secours à ses amis, toujours emprisonnés dans le brasier. Très grièvement brûlé, il décédera une semaine plus tard, le 31 juillet.
Léonard se sentait très proche de son frère. «C'était plus qu'un frère, confie-t-il. Nous étions de véritables amis.» Et la mort récente de leur mère (tuée dans un accident de voiture alors qu'elle se rendait sur la tombe de son mari) les avait rapprochés encore davantage.
Sous le coup de cette nouvelle et cruelle épreuve, Léonard Gianadda décide immédiatement de changer la destination de son projet de construction. Il n'y aura pas d'immeuble, mais un centre culturel construit autour des vestiges du temple gallo-romain qui vient d'être découvert. Le centre sera également érigé pour symboliser une amitié qui, par-delà la mort, reste plus vive que jamais: ce sera la Fondation Pierre Gianadda.
Cette fondation a pour but, globalement, de «contribuer à l'essor culturel et touristique de Martigny», en mettant notamment à la disposition du service des Musées cantonaux des locaux pour l'exposition d'objets archéologiques exhumés sur place. Mais, dès l'entrée du centre, sur la gauche dans une vitrine, une photographie de Pierre Gianadda, tenant dans ses bras un lionceau, rappelle en permanence que ce lieu d'art et de culture est également habité par une autre présence.
Rien ne prédisposait Léonard Gianadda à la réalisation d'un tel projet, sauf quelques solides réminiscences de ses études classiques, avant l'entrée à l'École polytechnique de Lausanne. Mais qu'importe! Il apporte, lui, ce qu'il possède et son savoir-faire. Il fait don du terrain et se charge de la construction. Pour le reste, il fait appel à d'autres compétences techniques.
Les travaux durent deux ans et la fondation est inaugurée le 19 novembre 1978, jour anniversaire de la naissance de Pierre Gianadda. Il aurait eu 40 ans ce jour-là...
La Fondation Pierre Gianadda est aujourd'hui un surprenant ensemble de plusieurs pôles d'activité culturelle. Outre le musée gallo-romain qu'il abrite, il comporte une vaste salle polyvalente destinée à accueillir aussi bien des expositions temporaires que des concerts, des conférences, des séminaires...
Plusieurs millions de visiteurs y ont ainsi admiré des oeuvres provenant des plus grands musées mondiaux ou de collections privées: toiles ou sculptures de Klee, Picasso, Goya, Rodin, Giacometti, Poliakoff, Toulouse-Lautrec, Moore, Modigliani, Chagall, Hodler, Braque, Dubuffet, Degas, etc.
Les expositions sont complétées par un parc ombragé et agrémenté de plans d'eau, où ont pris place des sculptures de Brancusi, Miro, Arp, Moore, Segal, Calder, Dubuffet, Rodin, Richier, César...
La Fondation Pierre Gianadda possède en propre quelques sculptures. Elle exclut par contre tout programme d'acquisition de peintures. Son objectif est en effet de créer constamment l'événement en variant au maximum les expositions temporaires (trois à quatre par an), sans monopoliser l'espace disponible par un fonds qui devrait être exploité à longueur d'année. Avec quelles ressources d'ailleurs serait-il possible de constituer ce fonds?
Dans le domaine de la musique classique, la programmation est également prestigieuse. Ici comme pour les thèmes des expositions, Léonard Gianadda se réfère d'abord à ses coups de coeur personnels, en tenant compte évidemment des opportunités et de l'incidence financière des projets. Puis il s'en remet à la compétence des plus grands spécialistes. Martigny a ainsi accueilli des interprètes de renommée internationale, comme Barbara Hendricks, Teresa Berganza, Yehudi Menuhin, Mstislav Rostropovitch, Vladimir Ashkenazy, Isaac Stern, Maurice André, les Solisti Veneti, le Royal Philharmonic Orchestra de Londres...
Clin d'oeil sympathique à une tout autre forme de culture: la fondation Pierre Gianadda possède en outre une magnifique collection de véhicules anciens, dont la Delaunay-Belleville du tsar Nicolas II de Russie, une Rolls Royce «Silver Ghost», une Stanley à vapeur, une Pic-Pic 1912 type F12 et une autre Pic-Pic de 1906 unique au monde. Tous les modèles exposés sont en parfait état de marche. Ils sortent d'ailleurs de temps à autre de leur luxueuse remise à l'occasion d'un mariage ou d'une fête locale. En prime, on aura appris, si on ne le savait déjà, que l'inventeur de l'automobile à moteur à explosion est un régional de l'étape: le Valaisan Isaac de Rivaz (1752-1828).
Alors? Faut-il chercher un lien entre une oeuvre de Matisse, un concert par l'orchestre de la Suisse romande et une Oldsmobile aux chromes étincelants? La réponse du maître des lieux est sans équivoque:
- Quitte à choquer les puristes, j'estime que la diversité peut être porteuse de culture. Certains visiteurs découvrent la fondation attirés par notre collection de voitures anciennes et ils admirent au passage une exposition exceptionnelle du genre «De Matisse à Picasso» (été 1994). Ou inversement, sans oublier les vitrines et panneaux consacrés à la civilisation gallo-romaine. Nous avons voulu que la fondation reste un lieu «humain», avec différentes sections relativement modestes. On peut s'arrêter autant qu'on le souhaite. On peut faire le tour de l'ensemble et l'on n'a pas, en sortant, la sensation de frustration de ne pas avoir tout vu! Sans doute est-ce la clé de notre succès: les visiteurs se sentent bien chez nous.
Le visiteur, à Martigny, peut en effet être au contact de l'art sous différentes formes, sans la barrière de ces lieux plus ou moins guindés et tristounets que sont souvent nos musées traditionnels. Le contrôle est réel, mais très discret. Les conditions d'accueil et la disposition des oeuvres sont telles que l'on peut tout à loisir admirer les tableaux et les sculptures, les examiner de près et en détail, les côtoyer comme nulle part ailleurs. «Chez nous, aime à rappeler Léonard Gianadda, on peut marcher sur les pelouses!»
Depuis son ouverture fin 1978, la Fondation Pierre Gianadda a vu son succès croître constamment. Elle reçoit des visiteurs du monde entier. Léonard Gianadda a d'ailleurs été élu, en 1988, le «Suisse de l'année», une distinction suivie de tant d'autres:
Lorsque l'on demande au créateur du centre culturel de Martigny s'il inscrit son action dans la lignée du mécénat, il répond le plus clairement et le plus simplement du monde, sans la moindre fausse modestie:
-
La Fondation Gianadda repose en grande partie aujourd'hui sur le soutien de ses nombreux Amis. Mais pour qu'elle puisse voir le jour, j'ai donné le terrain et ai pris à ma charge les frais de construction. Je lui consacre encore actuellement une part importante de mon temps... et même «autre chose»! Connaissez-vous des exemples de mécénat plus clairs que celui-ci? En outre – dois-je le préciser? -, je n'en attends aucune retombée à caractère personnel ou professionnel. Je ne suis guidé par aucune arrière-pensée.
Il fallait en effet que cela fût dit. S'il existe néanmoins une «arrière-pensée» à l'oeuvre culturelle entreprise par Léonard Gianadda, ce serait sans doute celle-ci: derrière une gourmandise d'action et un dynamisme apparemment sans faille, se cache une volonté de vivre pour deux. Comme un désir de revanche sur le destin. Comme une dette d'amitié envers un frère disparu trop tôt, beaucoup trop tôt. Il est des douleurs secrètes qui vous contraignent à respirer la vie à pleins poumons. Par fidélité.
Plus de renseignements et programme du centre culturel: http://www.gianadda.ch/