Il est certains savoir-faire qui se perdent dans la nuit de l'oubli, tout simplement parce qu'ils ne collent plus à l'actualité et aux impératifs économiques du modernisme.
Au nombre de ces traditions qui semblent s'évanouir à tout jamais: celle de Maître Cornille et de ses pairs dans l'art de la meunerie. Hormis quelques rares survivants ou, de-ci de-là, des restaurations à d'autres fins que celle du "convertissage" du froment en farine, les moulins à vent tombent en effet en ruines. Abandonnés au bord d'un chemin de campagne, se fondant peu à peu dans les broussailles envahissantes, ils finissent leurs jours dans une tristesse sans âme, ne répondant plus aux appels du vent, leur compagnon de toujours. Parfois, un sinistre craquement dans des ailes atteintes par la lèpre du délabrement fait vaguement illusion. Mais non! La vie s'est enfuie. Et elle ne reviendra plus.
Et pourtant...
N'avez-vous jamais entendu parler de Paul Hoinard, de Michel Vrignaud, d'André Videau, de Jean Mercier, de Maurice Deschodt, de Michel Markey? Non, peut-être!
Ces quelques noms et une vingtaine d'autres se regroupent autour d'une même profession, d'une même passion plutôt. À Challain-la-Potherie comme à Châteauneuf, à Levesville comme à Bazoches-en-Dunois, à Wormhout comme à Terdeghem, ils ont appris à dompter l'énergie d'Éole pour donner vie à une étrange carcasse de poutres et d'engrenages, à une meule de silex d'où s'échappe une poudre blanche et onctueuse: la farine.
Ces meuniers, souvent eux-mêmes fils et petits-fils de meuniers, sont aux commandes d'un moulin tous les jours de l'année, au gré des arrivages certes, mais obéissant surtout aux caprices d'un ciel changeant ou d'une brise venant du large.
Un moulin? Rien à voir avec ces décors d'opérettes qui font rêver les esthètes avides de belles envolées lyriques. Oublions donc momentanément un certain Moulin-Rouge, le Moulin de la Galette ou même celui qui sut si bien traduire le secret de Maître Cornille: Alphonse Daudet.
Qu'il soit à tour (comme encore actuellement en Vendée), sur pivot (dans le Nord par exemple) ou cavier (en Anjou et en Touraine), qu'il ait servi autrefois à l'assèchement des terres, à la fabrication de l'huile ou à la mouture de farine pour le pain, il voit généralement son rôle restreint aujourd'hui à l'alimentation pour le bétail. Mais qu'importe! Il n'est pas de fonctions avilissantes quand on fait corps avec le plus noble des éléments: le vent.
"Comme la plupart de mes contemporains, l'étrange silhouette d'un moulin dressé sur une colline me touche et me fascine pour des raisons qui ne sont pas seulement esthétiques ou poétiques. Il est assez étonnant que personne n'ignore le moulin à vent et que celui-ci puisse d'une façon aussi forte frapper le conscient collectif dans ses regards et l'inconscient dans ses rêves, comme il admire l'attention scientifique du technologue, de l'historien, du géographe, de l'architecte ou de l'anthropologue." (Raymond Ledrut, dans l'avant-propos du livre de Claude Rivals Le Moulin à vent et le meunier dans la société française traditionnelle).
Pour tenter d'apprivoiser l'un de ces géants des plaines, arrêtons-nous quelques instants, non loin de la presqu'île de Noirmoutier, au moulin de Rairé, à Sallertaine (Vendée).
Construit en 1750, il continue jusqu'à ce jour de fonctionner. Quelques modifications techniques ont changé son aspect extérieur, surtout après l'invention des ailes Berton en 1845 (ailes composées de lamelles de bois se déployant comme un jeu de cartes), mais il a toujours été en exploitation, même durant la période du début de l'industrialisation. La généralisation de l'électricité et l'apparition des minoteries modernes n'ont rien changé à son fier destin: il n'a jamais renoncé à l'énergie du vent.
- Beaucoup de moulins, commente Marcel Burgaud, maître des lieux, fonctionnent plus ou moins artificiellement. Ils sont maintenus en vie et restaurés grâce à de généreux sponsors qui se targuent de fabriquer de la farine "fabriquée au moulin", alors que toute la mécanique est mue par un moteur électrique. J'appelle cela du folklore. C'est pas du travail!
La voilure donne au moulin non seulement son efficacité, mais aussi tout son charme. À Sallertaine, chacune des quatre ailes est composée de 11 planches en pin d'Orégon, de 9 mm d'épaisseur et 6,70 m de longueur, fixées sur une tringle métallique à l'aide de vergettes, de verrons et de tourillons. D'une largeur de 22 cm quand elle est au repos, elle passe à 2,20 m lorsqu'elle est déployée au maximum.
Les quatre tringles sont emboîtées dans la partie extérieure d'une immense pièce de bois de chêne: l'arbre de couche, qui pèse globalement 5 tonnes. Incliné de 7 degrés par rapport à l'horizontale et reposant sur deux coussinets (l'un en marbre, l'autre en bois), cet arbre est entraîné par le mouvement des ailes et il entraîne lui-même, par l'intermédiaire du "grand rouet" (roue verticale à pignons en bois de cormier), l'ensemble des rouages du moulin (peloton, vertical, hérisson) mettant en mouvement les meules.Le chapeau qui coiffe ce moulin de 16 m de haut est en bois (autrefois; du châtaignier; aujourd'hui: du sapin). Cette toiture dans son ensemble pivote sur 360 degrés, à l'aide du "tournevent" (un cardan fixé sur le châssis mobile) pour se mettre précisément dans le sens du vent.
Toute la technique du meunier commence là: savoir apprécier la direction et la force du vent dominant.
La girouette donne déjà des indications. Mais il n'est que de voir Marcel Burgaud se pencher là-haut, à la fenêtre de son moulin, pour comprendre que le savoir-faire du meunier ne se limite pas à l'application d'une théorie.
Un ciel qui blanchit, une brise qui vous caresse délicatement le visage sont des indices non trompeurs pour qui sait les percevoir. Et les meuniers sont de ceux qui ont appris le langage du vent, d'où qu'il vienne, quels qu'en soient les caprices. En fonction de ce message secret reçu du large, ou bien les ailes du moulin seront laissées encore pour un temps à leur somnolence, ou bien elles seront libérées pour retrouver la cadence de leur valse monotone rythmée par le tac-tac-tac régulier des engrenages.
- Chaque vent a son caractère, ajoute Marcel Burgaud. Chacun manifeste son tempérament propre et c'est à moi de savoir l'interpréter. Qu'il s'emballe tout à coup, je donne aussitôt un "coup de corde" pour réduire la surface des ailes. S'il tend par contre à s'épuiser et à tomber, je donne davantage de voilure.
Un moulin se pilote d'abord à l'oreille. Il faut savoir l'écouter. C'est une question d'habitude. Dès que j'entends l'une de ces "demoiselles" se mettre en toupie, cela signifie que mon moulin n'est plus exactement dans le vent et que je dois le remettre dans la bonne direction.
On apprend ainsi que les "demoiselles" sont deux planchettes percées en leur milieu, situées sous la toiture du moulin. Elles restent immobiles quand les ailes du moulin font face au vent; elles s'agitent par contre dès que le vent est pris, ne serait-ce que très légèrement, de biais.
Poursuivant la visite, on découvre aussi la complexité du fonctionnement des meules. De prime abord, tout semble très simple: il suffit de deux énormes pierres qui concassent, puis réduisent en poudre le grain.
À y regarder d'un peu plus près cependant, on se rend compte que ce qui paraissait élémentaire est en fait le résultat à la fois d'une technique parfaitement maîtrisée et d'un astucieux bricolage.
Suivons les explications de Marc Guitteny.
Au sol, la "gisante" (meule fixe) repose en trois points sur des poutres. Au-dessus, la meule "courante" est portée par un axe qui traverse la meule fixe et s'appuie sur la poutre meulière du premier étage. Cette meule ainsi suspendue est fixée à son axe par l'"anisse" (pièce de fer qui s'y encastre). Le vide autour de l'axe est l'"oeillard".
Le grain tombe de la salle du haut par un boisseau, dans la trémie (bac en bois). De la trémie, il arrive dans l'"auget" (conduit en bois) qui verse le grain dans l'"oeillard". L'arrivée du grain dans l'"oeillard" est réglée par la vibration que transmet sur l'auget la rotation du "babillard" (pièce de fer montée sur l'axe des meules).
La meule est entourée d'une garniture d'où sort la farine brute avant de passer à la "bluterie" (pour la séparation de la farine et des issues) et de tomber par un boisseau dans la salle du bas.
Dans la salle des meules, le "régulateur" exerce une pression en tournant, par une tige articulée, sur l'axe des meules. Sa vitesse de rotation, liée à celle du "vertical" sur lequel il est en prise directe, fait varier leur écartement. Ainsi, quand le moulin accélère sa vitesse, le débit du grain est grossi par le "babillard" et la pression des meules est renforcée par le "régulateur".
Non seulement le meunier pilote son moulin à l'oreille, mais il a encore besoin d'un doigté particulièrement expert. Palpant d'une main la finesse et le degré d'humidité de la farine qui descend par le boisseau, réglant au besoin le débit de distribution dans la trémie ("un grain en plus", "un grain en moins"), il active de l'autre main diverses cordes ou tringles métalliques qui agissent sur l'écartement des meules, l'orientation de l'arbre de couche (et donc des ailes), la dimension de la voilure, etc.
Un geste maladroit... et tout le bel édifice frise la catastrophe. La chanson n'est pas la seule à mettre en garde le meunier contre l'emballement de son moulin. Il doit veiller en outre à ce que sa meule se tourne pas à vide.
La meule... Les meules plus exactement - la "gisante" et la "courante" -, parce qu'"il faut être deux pour faire des petits". Elles demandent elles aussi du meunier un soin très attentif. C'est en effet lui, et personne d'autre, qui les "affûte" (c'est le "rhabillage"), en moyenne une fois tous les trois mois, avec des outils de tailleur de pierre (mailloche et boucharde).
Une meule comporte des échancrures (boitard, entrepied et feuillère) qui expulsent le grain du centre vers la périphérie tout en le réduisant d'abord en grumeaux, puis en poudre de plus en plus fine selon les besoins. Une erreur de manoeuvre suffirait à elle seule à rendre inefficace toute la merveilleuse mécanique qui donne vie à ce coeur du moulin.
Il faut voir, sur le visage de Marcel Burgaud, ces traits à la fois de gravité et de satisfaction lorsqu'il observe et écoute ronronner "son" moulin! Il est l'un des derniers à maintenir vivante une tradition séculaire qui était autrefois synonyme de nécessité vitale. Pourquoi en effet les moulins ne serviraient-ils plus actuellement qu'à distraire des touristes matinaux en mal d'arts et de traditions "populaires" alors qu'il y a encore quelques dizaines d'années, ils étaient implantés au coeur même de la vie, intermédiaires indispensables entre le travail des champs et le "pain quotidien"?
Tant que ce meunier aura la force de perpétuer le savoir-faire appris, dès l'âge de 24 ans, des mains de son père, il y aura à Sallertaine des ailes qui continueront de tourner dans le ciel de ce petit coin de Vendée.
Mais après?
Pour l'instant, aucune relève ne s'est manifestée. Mais, dans un sourire qui en dit long sur une sagesse apprise au contact d'un labeur ingrat mais exaltant, Maître Burgaud conclut notre entretien:
- Après moi, ce ne sera pas la fin du monde!
(ce reportage date de 1990)
D'où proviennent-ils?
Il est communément admis que le moulin à vent est une invention transmise à l'Europe par les Croisés de retour d'Orient.
L'histoire est en fait plus complexe. Le moulin horizontal est mentionné pour la première fois dans un texte du calife Omar (581-644). Il se compose d'une partie supérieure, contenant la meule, et d'une partie inférieure où est installée - horizontalement - une roue hydraulique à pales (doulab) actionnée par le vent qui pénètre à l'intérieur du bâtiment par des embrasures pratiquées dans le mur.
La technique relative à ce type de moulin aurait vraisemblablement été propagée en Europe par les Arabes.
Quant au moulin vertical, il serait une invention occidentale due aux Normands et aux peuples méditerranéens. La technique à la base de cette invention est celle qui est toujours appliquée par les moulins-tours ou les moulins sur pivot fonctionnant encore, toutes ailes déployées, dans le Nord de la France par exemple, ou en Vendée. En aucun cas, ce moulin occidental n'aurait pu être une importation d'Orient par le canal des Croisades.
Reste à savoir si le cerf-volant et même le moulin à prières des Chinois ont pu avoir une quelconque influence sur l'invention du "moulin qui moud". Les historiens se posent au moins la question.
Ces renseignements ont été puisés dans l'ouvrage de Claude Rivals Le Moulin à vent et le meunier dans la société française traditionnelle, éditions Serg-Berger-Levrault, 1987.