Il est d'autres gens de la mer: ceux qui, pour le compte de compagnies de production, de raffinage et de distribution de gaz et de pétrole, explorent les entrailles de la terre. Grâce à une autorisation exceptionnelle de Total Oil Marine et sur recommandation de la société Forasol-Foramer, il m'a été donné de pouvoir rencontrer sur leur lieu de travail, courant 1995, quelques-uns de ces techniciens et spécialistes du forage. Au large des côtes d'Écosse, la vie à bord d'une plate-forme se confond peut-être, pour les habitués de l'offshore, avec la banalité du quotidien. Par son environnement particulièrement contraignant, par la richesse et la diversité des compétences auxquelles elle fait appel, on comprendra qu'elle puisse également apparaître comme hors du commun.
À quelque 160 km à l'est des îles Shetland et 400 km au nord-est d'Aberdeen (Écosse), Alwyn Nord est un champ de pétrole et de gaz naturel découvert en 1975 et exploité par Total Oil Marine p.l.c. pour le compte des sociétés Elf et Total. Les réserves récupérables de ce gisement ont été estimées à 200 millions de barils de pétrole (30 milliards de litres) et 27 milliards de m³ de gaz contenus dans cinq blocs géologiques distincts situés entre 3 000 et 4 000 m sous le fond de la mer.
À Alwyn Nord, comme dans tous les champs pétroliers de la mer du Nord, le pétrole et le gaz sont enfermés dans des roches-réservoirs d'où ils sont extraits. Ces réservoirs sont à la fois poreux (d'où capacité de stockage de la roche) et perméables (laissant passer facilement les hydrocarbures). Le taux de récupération est variable, autour de 45 %.
En cours d'exploitation, afin d'optimiser la production, lorsque la pression naturelle diminue, on a recours à des techniques d'injection d'eau. Ainsi maintenue dans le réservoir, la pression force le pétrole à sortir de la roche poreuse pour aller vers les puits de production.
Une fois traités, le pétrole et le gaz sont acheminés par pipeline. Après séparation, refroidissement et déshydratation, le gaz d'Alwyn Nord est transporté par des gazoducs jusqu'à Frigg, puis à la plate-forme intermédiaire MCP-01, et enfin au terminal de Saint-Fergus où il est livré à British Gas.
Quant au pétrole, il est pompé d'Alwyn Nord dans un oléoduc de 30 cm de diamètre jusqu'à la plate-forme de Ninian (distante de 16 km), puis acheminé vers le terminal de Sullom Voe, dans les îles Shetland. Le pétrole et les gaz de pétrole sont alors séparés, stockés et transportés par bateaux.
NAA et NAB
Le champ pétrolier d'Alwyn Nord a tout naturellement donné son nom à la structure sans laquelle prospection, forage et production seraient impossibles: la plate-forme. En fait, Alwyn comporte non pas une, mais deux plates-formes polyvalentes, aux fonctions bien spécifiques: NAA et NAB. Globalement, NAA est la plate-forme de forage et d'habitation, NAB étant celle de traitement et de production.
D'une hauteur de 94 m du niveau de la mer au sommet des derricks (224 m à partir du fond de la mer), la plate-forme NAA repose sur 32 piles enfoncées à 38 m dans le sous-sol marin. Installé en mai 1985, le support a reçu ensuite deux drilling rigs ou derricks construits par Ponticelli et mis en place le 19 avril 1986. Ils surplombent l'ensemble des têtes de puits, le maximum prévu étant de 40 emplacements. Ont pris place également le module boue et ciment, les équipements de mixage et de pompage, le poste de contrôle des systèmes de forage et les deux grues du pont principal pour le déchargement des bateaux ravitailleurs et le déplacement des équipements lourds sur la plate-forme.
La surface restante des superstructures de NAA est occupée par l'héliport (l'hélicoptère est en effet le seul moyen de transport du personnel et du matériel d'urgence), les quartiers d'habitation sur trois niveaux (chambres, restaurant, salles de détente, cinéma) et les différents services (bureaux, salle de soins, lingerie...).
Poids total opérationnel de NAA: 36 000 tonnes. Début des travaux de forage: fin 1986, les derricks ayant entre-temps été honorés d'un premier prix au Concours des plus beaux ouvrages de construction métallique.
NAB, la copie non conforme de NAA, a vu le jour en avril 1986, pour être mise en place le mois suivant et être opérationnelle à partir de novembre 1987. De dimensions plus modestes que son aînée (58,85 m du niveau de la mer au sommet des modules; poids opérationnel de 32 000 tonnes), elle repose sur un support classique en acier plus léger que celui de NAA. Sa superstructure se compose, sur plusieurs niveaux, de modules destinés au traitement du pétrole et du gaz produits par NAA et acheminés via une passerelle de liaison de 72 m de long. D'autres installations traitent l'eau de mer servant au refroidissement des équipements ainsi qu'à la remise sous pression des roches-réservoirs contenant du gaz et du pétrole. Sur NAB se trouve également la station de génération d'électricité, cinq fois plus puissante que celle de NAA et capable d'alimenter les deux plates-formes en énergie.
Alwyn fonctionne comme une véritable usine qui produit et traite le gaz et le pétrole, 24 heures sur 24, tous les jours de l'année, avec à son bord un équipage de 170 à 180 personnes.
Secondant et complétant toutes les interventions humaines liées au fonctionnement de cette usine, les systèmes informatisés de commande et de contrôle d'Alwyn sont parmi les plus perfectionnés de ceux utilisés en mer du Nord. Outre leur rôle essentiel lié à la sécurité (détection d'incendie ou de fuite de gaz, arrêt d'urgence de la totalité ou d'une partie des opérations en cours sur les plates-formes), leur fonction est d'assurer la régulation, l'affichage et l'enregistrement des principales activités de traitement. Depuis son clavier, l'opérateur peut ouvrir ou fermer des vannes, faire démarrer ou arrêter des pompes, accepter ou réinitialiser des alarmes, enregistrer ou analyser le déroulement des opérations...
Une confiance réciproque
Le contraste est saisissant lorsque l'on passe d'une plate-forme à l'autre. Déjà, les techniques mises en oeuvre y sont très différentes, presque sans aucune commune mesure. Mais c'est surtout l'atmosphère qui change du tout au tout. Sur la plate-forme de production, hormis la salle de contrôle, on ne rencontre pratiquement personne dans tout ce dédale impressionnant de réservoirs et de canalisations, ponctué régulièrement par des vannes et des instruments de contrôle. Sur l'autre par contre, à toute heure du jour et de la nuit, une équipe de travail s'affaire autour du puits de forage.
D'un côté, un bruit assourdissant et constant, dans un environnement que l'on croirait presque aseptisé tant l'enjeu de la sécurité est primordial; de l'autre, dans des conditions de sécurité qui ne tolèrent aucune improvisation, l'équipe de forage évolue, en prise directe avec les différentes couches rocheuses qu'il faut aller creuser à 2 000, 3 000 ou 4 000 m avant d'atteindre les zones pétrolifères.
D'un côté, l'informatique est omniprésente et la production est contrôlée par écrans interposés; de l'autre, la mécanisation n'a pas suppléé totalement la manutention et une série de manoeuvres qu'il faut sans cesse répéter tout en les adaptant aux aléas de la progression du trépan dans les entrailles de la terre. Ajoutez à cela, pour l'équipe de forage, un environnement particulièrement salissant, dû à la nature du travail à effectuer. C'est la boue qui, ici, est omniprésente, à savoir un mélange d'argiles, d'eau et de produits chimiques qui est envoyé dans le tube de forage pour maintenir la pression requise au niveau du trépan. Cette "émulsion inverse" (pourcentage supérieur à 50 % d'huile par rapport à l'eau) sert également à transporter jusqu'à la surface les cuttings, à savoir les déblais qui seront immédiatement analysés pour en contrôler la nature et y détecter l'éventuelle présence de pétrole.
La qualité de la boue injectée est déterminante pour l'efficacité du forage. Sa viscosité, sa densité, son débit et sa vitesse de sédimentation notamment sont des paramètres à contrôler en permanence compte tenu de la roche perforée et de la vitesse de progression de l'outil de forage. Sinon, la remontée des déblais serait ralentie ou imparfaite, risquant même de compromettre la poursuite normale des opérations de forage. Sur Alwyn, la gestion de l'hydraulique du forage est du ressort direct des techniciens de Total. Il n'empêche qu'une bonne connaissance des caractéristiques rhéologiques de la boue fait partie des attributions des foreurs (équipes Foramer), à commencer bien sûr par les chefs de chantier et les chefs d'équipe.
La sécurité d'abord
Dans la répartition des tâches, à quelque poste que ce soit, on ne peut qu'être impressionné par le contraste, presque la démesure, entre les dimensions gigantesques de l'outil de travail et la responsabilité de chaque intervenant. Le moindre geste, chaque manoeuvre peut avoir une incidence majeure sur le déroulement d'une opération. On comprendra dès lors l'importance première des consignes de sécurité, pour la protection du personnel tout d'abord, mais aussi pour celle des équipements et de l'environnement, cette protection ayant la «priorité sur toutes les autres activités».
Avant d'être embarqué à bord de l'hélicoptère qui l'acheminera sur la plate-forme, chaque employé doit suivre une formation intensive, à la fois théorique et pratique, aux consignes de sécurité. Cette formation est d'ailleurs réactualisée en permanence à bord de la plate-forme: chaque semaine, l'ensemble du personnel est soumis à des exercices de lutte contre l'incendie et d'évacuation d'urgence, avec utilisation des tenues de sécurité et de survie (combinaison isotherme, masque, etc.).
Alwyn Nord est équipée de douze canots de sauvetage pouvant transporter plus du double des personnes hébergées sur la plate-forme. Conçues pour résister aux flammes et à la chaleur, ces embarcations sont aptes à faire face aux conditions potentiellement difficiles de la mer du Nord. À proximité immédiate de la plate-forme, un navire assistance est équipé de matériel de lutte contre l'incendie et de dispersants anti-pollution. À son bord, l'équipage de 12 personnes est en outre formé pour les opérations de sauvetage d'hommes à la mer.
En complément de ces consignes globales de sécurité, chaque membre du personnel présent sur la plate-forme est soumis à des astreintes spécifiques. Sur les postes de travail, en dehors du module d'habitation, il est tenu de porter casque, gants, bottes et lunettes de sécurité. Alwyn a un infirmier à bord, secondé par des secouristes. Le bateau de secours est équipé d'appareils de réanimation et, si besoin est, on peut faire appel au médecin de la plate-forme voisine de Brent ou avoir recours à une évacuation par hélicoptère.
Les habitués du travail offshore connaissent très bien enfin les restrictions auxquelles ils sont soumis: interdiction de posséder des allumettes, des briquets, des produits inflammables... D'où également l'interdiction évidente de fumer, sauf dans le module d'habitation aux conditions de pressurisation spécialement adaptées.
Une anecdote personnelle pour compléter cet arsenal de restrictions. Lors de mon reportage à bord d'Alwyn, l'utilisation d'un appareil photographique me fut tout d'abord refusée. Puis elle fut autorisée, étant assortie de maintes précautions (pas de flash!), les composants électroniques et les batteries de l'appareil pouvant avoir une incidence incompatible avec les conditions rigoureuses de sécurité. Sur une installation où l'on est au contact immédiat d'une véritable bombe qui pourrait à tout moment, par négligence ou erreur humaine, exploser, on comprend que la sécurité soit l'affaire de tous et de chacun, à tout instant, sans aucune concession ou libre interprétation.
Vivre en mer
Dans le même temps, toutes les conditions de vie à bord d'Alwyn Nord sont aménagées pour être aussi agréables et confortables que possible. Le travail offshore n'est pas une sinécure. Les équipes interviennent selon des rythmes spécifiques à cette profession: 12 heures de travail quotidien et 12 heures de repos; 2 ou 3 semaines à bord et 2 ou 3 semaines à terre.
Les quartiers d'habitation d'Alwyn peuvent héberger en permanence un équipage de 216 hommes et femmes (celles-ci intervenant en hôtellerie et restauration, ainsi que dans certains postes administratifs), avec une capacité supplémentaire temporaire de 108 personnes. Tout ce personnel est placé sous l'autorité du directeur des installations en mer, qui a les mêmes responsabilités que celles d'un commandant de bateau... à une exception près: il ne peut pas marier les couples!
Les cabines de la plate-forme sont équipées chacune de deux couchettes superposées, d'un cabinet de toilette, d'un poste de télévision avec écouteurs individuels, voire d'un relais téléphonique. Elles sont bien entendu insonorisées et closes par des portes coupe-feu.
Le restaurant propose des repas «de qualité», avec quatre services: matin, midi, soir, minuit. Le ravitaillement en vivres est assuré par bateaux provenant d'Aberdeen, le voyage durant environ 24 heures en fonction des conditions météo. Seul interdit au menu ou dans les consommations individuelles hors du restaurant: les boissons alcoolisées. Par contre, des distributeurs de boissons fraîches ou chaudes sont en permanence à la disposition de tous, gratuitement.
Autres équipements disponibles: un cinéma de 70 places, des jeux vidéo, une salle de télévision, un gymnase et deux tables de billard.
Autre contraste évident et révélateur de la vie quotidienne à bord de la plate-forme: alors que le travail y est contraignant (bruit, boue, intempéries, risques...), les temps de récupération et de repos bénéficient de conditions de confort remarquables. Après les heures passées autour du puits de forage, la vie redevient normale. Ou presque... L'éloignement familial et l'isolement font bien sûr la différence. Mais il ne m'a pas semblé que cette solitude soit un poids psychologique constant. La vie quotidienne adopte plutôt un autre rythme, sans la moindre précipitation, respectant même des zones de silence. Loin de l'agitation et des sollicitations de la ville, peut-être apprend-on à mieux se connaître soi-même et à découvrir cette fabuleuse richesse qu'est la solidarité.