Du coeur à l'ouvrage

Publié le 05 janvier 2006 par Marc Chartier

Tel le «voyage» inscrit dans la tradition séculaire des Compagnons, la rencontre d’autres cultures fait de plus en plus partie de la formation aux métiers du Bâtiment. On apprend aujourd’hui aux futurs bâtisseurs à voir plus loin que le bout de leur truelle ou de leur fil à plomb. Avec, en prime, une ouverture sur des programmes humanitaires où l’investissement professionnel et personnel dépasse la seule logique économique.
Illustration avec des apprentis du CFA du Bâtiment d’Orléans, engagés dans la construction d’une école à Cajamarca (Pérou), au cœur de la cordillère des Andes.
Ce reportage date déjà d’un peu plus de deux ans. Il n’en garde pas moins, me semble-t-il, sa valeur exemplaire.

Le Centre de formation des apprentis des métiers du Bâtiment d’Orléans (CFA Jean Fontaine) organise des chantiers humanitaires depuis 1996. Après plusieurs chantiers au Mali jusqu’en 2001, un autre projet fut élaboré, puis réalisé à Cajamarca, au nord du Pérou.
Cajamarca est une ville paisible d’environ 90 000 habitants, dans la cordillère des Andes, à 860 km au nord-est de Lima. L’altitude – 2750 m – peut poser quelque légère difficulté d’adaptation physique lorsque, quarante-huit heures auparavant, on faisait encore les cent pas dans la salle d’attente de l’aéroport de Roissy CDG. Mais l’acclimatation ne tarde pas, surtout si l’on a effectué la deuxième partie du voyage en autobus, avec un départ de Lima à 19 h et une arrivée le lendemain à 8 h, soit quelque chose comme treize heures de route. Le temps de voir venir en somme…
L'histoire a marqué cette «ville la plus espagnole du Pérou». En 1532, Atahualpa, le dernier cacique du fabuleux empire inca, y tombait aux mains de l'envahisseur espagnol. Bien qu'ayant touché la somptueuse rançon en or et argent exigée de son prisonnier, le chef des conquistadores, Francisco Pizarro, le fit lâchement exécuter par strangulation sur l'actuelle Plaza de Armas, au coeur de la ville, le 26 juillet (ou 3 août?) 1533.
Nous sommes très loin des sites touristiques majeurs du Pérou, tels que Cuzco, le «Chemin de l'Inca», le célèbre Machu Pichu et même, quoi qu'on en dise, Lima. Loin également de l'univers plus ou moins imaginaire dépeint par Hergé dans Les Sept Boules de cristal et Le Temple du Soleil.
Cajamarca n'en est pas moins réputée pour ses rues étroites et tranquilles, le style colonial de son architecture, la pureté de son air, ses fromages et ses sources thermales fréquentées par les costeños, habitants des villes surpeuplées de la côte du Pacifique. Quelques édifices méritent une visite: la cathédrale, le musée d'ethnographie, le complexe église-musée de Belén et, bien sûr, le Cuarto del Rescate où Atahualpa fut emprisonné.
Tout n’est pas rose pour autant dans cette ancienne cité inca, en dépit des perspectives de développement qu’aurait pu faire naître une certaine «ruée vers l’or». Là-bas, comme dans le reste du pays, le taux de chômage est élevé. Les petits métiers, faute de mieux, sont souvent un cache-misère, témoins de cette économie informelle que l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa définit comme «une réponse des pauvres à la discrimination dont ils [sont] victimes de la part d’une légalité chère et sélective».
Bien que la scolarisation y soit obligatoire jusqu’à l’âge de dix ans, le Pérou compte encore aujourd’hui 27 % d’analphabètes. Une fois satisfaite l’obligation de scolarité du premier degré, beaucoup d’enfants ne retrouvent pas le chemin de l’école, de par la volonté même de leurs parents qui les considèrent comme une force de travail utile pour la famille. Quant aux filles, nombreuses sont celles qui se retrouvent mères dès l’âge de quinze ans.

«Aylambo»
C’est dans ce contexte qu’a été élaboré, puis mis en route le projet franco-péruvien «Aylambo», du nom du parc à l’intérieur duquel il a été implanté, sur les hauteurs de Cajamarca.Objectif : la construction d’une école primaire publique en remplacement de locaux ne datant, certes, que de 1987, mais devenus totalement vétustes et inadaptés aux besoins élémentaires des enfants.
Après la construction, courant 2002, de trois classes accueillant aujourd’hui quatre-vingt-dix élèves, la seconde phase du projet englobait les dépendances de l’école : bureau, cuisine, sanitaires, préau.
Deux groupes d’apprentis français du Bâtiment s’y sont succédé, en avril-mai 2003. Les maçons (huit apprentis) furent évidemment les premiers à intervenir. Leur chantier a duré trois semaines. Puis la seconde équipe a pris la relève. Elle était composée d’un couvreur (1ère année de CAP), de deux plombiers (2ème année de Brevet professionnel) et de deux maçons-carreleurs (niveau Brevet professionnel). Deux apprentis hors-BTP (BTS action commerciale et BTS contrôle industriel de régulation automatisée) complétaient l’effectif.
Quant à l’encadrement technique, il fut assuré par un formateur en maçonnerie et un professeur de comptabilité lors du premier stage, puis par un formateur en couverture et un professeur de français pour le second stage.
Aujourd’hui, grâce à cet élan humanitaire, de jeunes Péruviens peuvent apprendre les premiers rudiments du savoir dans des conditions d’accueil n’ayant aucune commune mesure avec les locaux délabrés qu’ils fréquentaient auparavant. Froidement réaliste, Juan Medina Vargas, directeur de l’école, ajoute toutefois : «Nous ne savons comment remercier nos amis français pour le travail accompli. Il nous faudrait pourtant plusieurs classes supplémentaires pour accueillir tous les enfants de la région en âge d’être scolarisés.»

De solides motivations
Directement impliqués dans l’aboutissement d’un projet qui a eu le mérite premier d’exister, tout en étant une expérience unique en son genre, nos jeunes représentants du Bâtiment ont fait bonne figure hors de nos frontières. Les avoir vus à l’ouvrage, ne serait-ce qu’une journée ou deux, suffisait à convaincre qu’ils mettaient, au sens premier de l’expression, du cœur à l’ouvrage. Avec une fraîche et merveilleuse spontanéité et – le mot n’est pas ici galvaudé – une bonne dose de générosité...
Le deuxième stage, en mai 2003, a notamment connu quelques mauvaises surprises, du genre container de matériaux et matériel bloqué dans les dédales de l’administration douanière, ou absence momentanée d’un groupe électrogène pour la production d’eau chaude et les besoins du chantier. Résultat des courses : le chantier n’a pas pu commencer le jour prévu. Pour une période de deux semaines, cela faisait un peu désordre. Bien involontairement, on l’aura compris ! Ce à quoi nos jeunes apprentis ont rétorqué, à nouveau le plus spontanément du monde : «Coûte que coûte, ce chantier, nous le mènerons à son terme, dussions-nous pour cela travailler de nuit ou le dimanche. Nous avons pris des engagements ; nous les tiendrons !»
Autant dire que ces jeunes n’étaient pas les premiers venus. Outre le fait d’avoir obtenu l’aval de leurs différentes entreprises, d’être majeurs et volontaires, ils avaient dû, pour être recrutés, apporter la preuve de leurs solides motivations et d’une réelle autonomie dans l’organisation de leur travail. La priorité ayant été donnée à l’équilibre personnel et à l’aptitude à la vie de groupe, ce ne sont pas nécessairement les «premiers de la classe» qui ont été retenus. En outre, même répondant aux critères de choix, certains n’ont pas cru bon donner suite, vu l’imminence des examens de fin d’année scolaire.
Une telle démarche, d’un point de vue individuel ou collectif, n’est pas le fruit d’une improvisation ou d’un empressement passager. Elle est au contraire la preuve que les jeunes du Bâtiment, avec l’appui de leurs formateurs et de leurs entreprises, peuvent être les premiers intéressés par l’amélioration de l’image de marque d’une profession parfois trop méconnue, souvent mésestimée. «Quand on donne de sa personne, de son temps et de son énergie pour faire aboutir un projet humanitaire, tient à rappeler l’un des formateurs du groupe, on a droit à un autre qualificatif que celui de guignol !»
Et comment oublier le sourire de ces enfants péruviens, arrivant d’un pas rapide dans leur nouvelle école ? Une école construite pour eux, par des jeunes venus d’un ailleurs bien lointain…
«C’est super, nous confiait un stagiaire, un brin d’émotion dans la voix, de vivre ça !»
Il est ainsi des moments, ô combien intenses, qui ne se calculent pas, mais qui peuvent vous marquer toute une vie. Nous le savons pour l'avoir constaté quelque part dans la lointaine Amérique latine, là où des jeunes bâtisseurs ont sur aussi travailler avec leur coeur.