Audiard pour l'extinction des feux
Ça se termine. Les tentes sur la plage se replient, le marché est fermé, quelques centaines de privilégiés se préparent pour la soirée de clôture. L'air bruit de rumeurs, de spéculations, parfois d'informations plus fiables. Reste un long marathon de reprises des films de la compétition qui permet dès 8h30 de combler quelques lacunes. Un ensemble de paramètres et la sortie prochaine d'Antichist m'ont amené à terminer cette édition par le film de Jacques Audiard, Un prophète. Je me méfie toujours des éloges qui peuvent entourer un film français parce qu'après tout, notre cinéma national est le local de l'étape. Sur ce plan, le festival n'échappe pas à une sorte d'effet football. Et puis l'an passé, la palme avait déjà été à un français, alors, point trop n'en faut. Bref, il fallait faire un choix, j'ai vu Un prophète puis je suis rentré chez moi pour décompresser et suivre la cérémonie sur une télévision.
Le film de Jacques Audiard a une force indéniable mais je n'ai pas trouvé qu'il ait vraiment été plus loin (ou ailleurs) que le déjà très fort De battre mon coeur s'est arrêté (2005). Pour peu que l'on s'y arrête un moment, les deux films se ressemblent beaucoup. Audiard réinvestit les formes du polar classique, tant américain que français entre José Giovanni et l'inévitable Jean-Pierre Melville. Il explore des relations père-fils marquées par le désir d'émancipation du second et la violence du premier qui peine à transmettre par dureté et prend conscience un peu tard de son erreur. L'analogie est renforcée par une nouvelle composition convaincante de Niels Arestrup qui joue ici César Luciani, un truand corse emprisonné, prenant sous son aile le petit délinquant arabe Malik, joué lui par le débutant Tahar Rahim. A la base, Luciani pense manipuler Malik pour ses propres intérêts. Mal dégrossi, le jeune homme apprendra vite après un premier meurtre à valeur initiatique. Le film est le récit de son apprentissage, de la construction subtile de son propre empire et de sa réussite à la façon d'un Scarface d'aujourd'hui. Le film dégage une morale tant ambiguë qu'ironique puisque l'accomplissement du personnage passe par la prison. La taule comme école de vie et des valeurs du libéralisme. Il y a un côté anarchiste chez Audiard qui renvoie dos à dos truands à l'ancienne, petits voyous, gangs ethniques et mouvance islamiste, leurs codes, leurs croyances, leurs coutumes, leur sens de « l'honneur », tout un bric à brac qui ne tient pas devant la formule lapidaire de Malik : « Je travaille pour ma gueule ».
Ici encore, je note l'analogie entre ce parcours et celui du personnage joué par Romain Duris dans le film précédent qui finissait par se sortir d'une situation risquée pour réussir là où l'on ne l'attendait pas, manager et compagnon de la pianiste chinoise. L'introduction d'une dimension fantastique donne une originalité supplémentaire à cette histoire somme toute classique et en justifie le titre à priori énigmatique. Malik est accompagné dans sa vie quotidienne à la prison par le fantôme de l'homme qu'il a tué pour Luciani. Rêves, prémonitions, ouverture des sens, c'est ce qui vaudra son surnom de prophète et le respect, teinté comme souvent chez les truands de superstition, du chef d'une bande rivale qui deviendra une pièce maîtresse du jeu de Malik.
La mise en scène d'Audiard poursuit l'utilisation de formes utilisées depuis Sur mes lèvres (2001). Une caméra très mobile, proche des acteurs, partit pris ici justifié pleinement par le milieu carcéral, les espaces confinés des cellules, des salles de visite, du cachot d'isolement. Collant au corps de Malik, elle donne la sensation physique d'avoir perdu tout repère. Au début du film, quand il est dans le fourgon cellulaire qui l'emmène en prison, de brefs plans, comme des flashes, montrent les dernières images du dehors qu'il aura avant longtemps. Instable, le cadre traduit la tension permanente dans laquelle vivent ces hommes et le risque de la violence à tout moment. Il y a un très beau travail de direction artistique puisque les décors sont tous construits en studio. Tout ce que l'on voit est illusion. J'ai également apprécié le travail sur les voix. Les arabes parlent arabe, les corses corses et, comme dans tout récit d'apprentissage, la connaissance passe par la maîtrise de la langue. C'est en se mettant à parler le corse que Malik franchit un cap décisif et commence inconsciemment à mettre Luciani sous sa coupe. Indéniablement, question cinéma, Un prophète est plusieurs coudées au-dessus des ombreux polars actuels qu'il est inutile de nommer.
Ainsi s'achèvent mes aventures cannoises pour cette année. Vous m'accorderez quelques jours pour souffler, et puis pour rattraper mon retard sur Kinok. A tout bientôt.
Photographie : Roger Arpajou, soucre Allociné