Nous l’avions écrit dès le 3 février dernier :
« Après le départ des troupes éthiopiennes fin décembre, et la prise de Baïdoa par les
Chebaab, il ne restait qu’aux islamistes modérés jadis chassés par les néoconservateurs à former un nouveau gouvernement d’union nationale pour éviter le pire. Et le pire, justement, n’a pas
encore été évité : les Chebaab refusent l’autorité de leurs anciens frères, et sont plus déterminés que jamais à poursuivre le djihad pour l’établissement d’un Emirat Islamique sous le joug
intégral de la charia ». C’est exactement ce qui est en train de se passer aujourd’hui en
Somalie : les miliciens fanatisés des Chebaab el-Mudjahiddin, alliés aux djihadistes du Hizbul Islam, ont franchi un palier supplémentaire dans la guerre sainte, et sont désormais tout près
de leur objectif de chasser du pouvoir leur ancien frère d’arme des Tribunaux Islamiques, devenu président, Cheikh Sharif Ahmed. Dernier avatar, pour l’instant, des luttes intestines, tribales,
claniques et religieuses qui enfoncent le pays dans l’enfer depuis 1991.
Un article publié le 30 mai dernier dans le Monde revient sur les événements des deux dernières semaines. Les autorités du gouvernement « officiel » ne règnent plus
que sur quelques rues d’une capitale en ruine.
En Somalie, avec le président assiégé dans une capitale ruinée par les combats
Le Monde | 30.05.09 | Jean-Philippe Rémy | article original ici.
La menace qui pèse sur sa tête se lit jusque dans les plus infimes moments contrariés de la vie quotidienne. Même pour se faire couper les cheveux, le président de transition somalien, Cheikh Shariff Ahmed, ne peut pas sortir de Villa Somalia, la présidence protégée comme un bunker. À Mogadiscio, le gouvernement fédéral de transition (TFG) représente à peine plus qu’une hypothèse optimiste, soutenue par la communauté internationale et menacée par des combattants islamistes.
Depuis le 7 mai, ses maigres forces tenues à bout de bras par la Mission de l’Union africaine en Somalie (Amisom) sont entrées dans une phase de combats. En face, les insurgés de deux groupes fondamentalistes somaliens, Al-Chabab et Hizbul islam, ont juré de balayer le TFG et son président, pourtant issu lui aussi de la mouvance islamiste. Même si les questions religieuses dissimulent aussi des appétits féroces de pouvoir, l’heure est grave. Le président Cheikh Shariff, confiné dans un réduit étiré entre le port, l’aéroport, une rue principale et quelques poches tenues par les miliciens de son clan (Abgal), s’applique à rester en vie dans Villa Somalia et à organiser, en toute urgence, des forces armées tandis que fait rage, à l’extérieur, une combinaison d’attaques, de guérilla urbaine, de tirs d’obus de mortier et d’attentats.
Ses ennemis, les insurgés, opèrent depuis de nombreux quartiers de la ville. Il n’est pas certain que leurs forces, fractionnées entre commandants et factions, soient capables de s’unir au-delà de l’objectif consistant à chasser le TFG et son président de Villa Somalia pour y faire flotter leurs drapeaux noirs (Al-Chabab) ou verts (Hizbul islam). Les Chabab ont été placés par les Etats-Unis sur la liste des mouvements soutenant le terrorisme et sont supposés entretenir des relations avec Al-Qaida. Trois ans plus tôt, les ennemis du jour faisaient pourtant partie du même mouvement, celui des Tribunaux islamiques. Ils avaient réussi à prendre le pouvoir à Mogadiscio et à y instaurer le calme et la sécurité sur fond d’application rigoriste de la charia (loi islamique), avant d’être chassés par une intervention éthiopienne soutenue par les Etats-Unis. À l’époque, la composante la plus violente, la plus extrémiste de la galaxie islamiste, semblait encore marginale. Elle a gagné en puissance pendant l’insurrection anti-éthiopienne.
Rescapé de cette époque, Cheikh Sharif est parvenu à réémerger à l’étranger et à convaincre de ses talents « d’islamiste modéré », expression absurde qui sous-entend la promesse de réunir des tendances hétéroclites somaliennes et de jouer le rôle de repoussoir contre les Chabab, ouvertement djihadistes. En janvier, il a été élu président par les députés somaliens, qui s’étaient réunis à Djibouti pour être certains de terminer le scrutin en restant entiers.
Voici à présent, Cheikh Sharif à Mogadiscio, sous les obus. « Je me sens en sécurité ici », assure-t-il avec un sourire évanescent, dans son bureau de Villa Somalia glacé par la climatisation. Et de dénoncer l’Erythrée, engagée aux côtés de l’ennemi : « La majorité des armes des insurgés viennent d’Erythrée. Nous savons que des officiers érythréens viennent ici et apportent de l’argent en liquide ». Il dénonce aussi l’arrivée de combattants étrangers, venus faire le coup de feu avec les Chabab. « La plupart viennent du Pakistan, d’Afghanistan et d’Irak », affirme-t-il. Lorsqu’il dirigeait l’un des organes des Tribunaux islamiques, l’Erythrée était impliquée en Somalie, mais de son côté.
Autour de lui, des soldats ougandais de l’Amisom fouillent les visiteurs jusqu’aux chaussures et assurent la défense, sortant à l’occasion leurs chars lorsque grandit la menace de voir les insurgés islamistes, implantés à quelques centaines de mètres, s’approcher trop près. Sur le porche du bâtiment où le président tient audience, un soldat ougandais en casque et gilet pare-balles avertit : « Attention, mettez-vous derrière le mur. Dans cet angle, il y a un tireur embusqué qui peut frapper ». Plaisanterie ? Exagération ? Des responsables somaliens passent sans se presser, chemise flottant au vent. Quelques secondes plus tard, des coups de feu claquent, d’autres rafales répondent. Confusion. « Il y a des insurgés infiltrés à la présidence. Ils se sont même tiré dessus dans Villa Somalia », assure une source militaire haut placée.
Dans un bâtiment en contrebas, le Premier ministre Omar Abdirachid Ali Charmake, autre captif volontaire de Villa Somalia, tente de se convaincre que l’appui international arrivera à temps. « Nous avons tendu la main à tout le monde, instauré la charia », rappelle-t-il en admettant : « Le temps ne joue pas pour nous ». Enfoncé dans un canapé en velours profond comme le drame somalien, voici une figure connue : le cheikh Youssouf Mohammed Siad, « Inda'adde ». Après un parcours sinueux, Inda'Adde vient de quitter le camp des insurgés du Hizbul islam pour rejoindre le TFG. Les livraisons d’armes venues de l’Erythrée, il peut en parler, il était à une époque le destinataire d’une partie du matériel, comme l’ont noté des experts des Nations unies en charge de l’embargo sur les armes à destination de la Somalie. Libéré par une nouvelle trahison, le voici devenu bavard, décrivant des « livraisons d’armes » de l’Erythrée, mais aussi des transferts en liquide assurés par des « individus dans les pays arabes » pouvant atteindre, par versements de 10 000 à 30 000 dollars, « près d’un million de dollars en une seule journée ».
Depuis le 7 mai, plus de 200 personnes ont été tuées, 700 blessées. L’action des forces gouvernementales est un désastre. Lors d’une tentative, la semaine passée, pour reprendre des positions aux insurgés, les forces du TFG ont avancé durant des heures avant de rebrousser chemin à la nuit. Les responsables de l’Amisom n’en reviennent pas. « Ils attaquent, ils avancent, ils prennent des positions et tout à coup, ils reculent. Et évidemment, les insurgés les suivent », commente, fataliste, le colonel Jack Kakasumba, commandant du contingent ougandais de l’Amisom. « Il suffirait que le gouvernement ait de 3 000 à 5 000 hommes, espère le général Okello, commandant de la force panafricaine, mais surtout avec un commandement en état de fonctionnement ». Deux semaines plus tôt, on avait tenté de leur donner des uniformes, qu’ils avaient refusés, les jugeant « haramu » (impurs).
Alors le gouvernement a recours à des expédients. Des distributions d’armes à des civils ont lieu en ville ou près de la frontière éthiopienne. Des chefs de guerre qui avaient été marginalisés ces dernières années tentent de nouer une alliance pro-TFG. Dans le quartier de Madina, les Chabab font flotter depuis quelques jours leur drapeau noir. Des offensives se préparent des deux côtés.
Deux frères ennemis se font donc face à Mogadiscio. Reclus dans Villa Somalia, le président Cheikh Shariff, et en ville, aux environs du grand marché de Bakara, l’un des chefs des insurgés, Cheikh Hassan Dahir Aweys (photo), qui travaille à une offensive en cours contre le TFG et son ancien frère d’armes. Les deux hommes ont pourtant été associés en 2006, lorsque chacun d’entre eux dirigeait une des deux instances des Tribunaux islamiques, coalition de milices religieuses qui venaient pour la première fois depuis 1991 de réunifier sous un seul pouvoir l’ensemble de la capitale somalienne. Puis les insurgés islamistes ont prospéré grâce à l’intervention éthiopienne, brutale et mal conçue, soutenue par George W. Bush, dressant dans un sursaut de nationalisme prévisible la plupart des porteurs d’armes somaliens.
Une minuscule poignée de combattants « étrangers », originaires de pays du Golfe ou d’Asie du Sud, essentiellement, se tenait dans l’ombre des Tribunaux islamiques. Ils sont maintenant plusieurs centaines de volontaires de tous horizons, forgés par les guerres menées en Irak ou en Afghanistan. Désormais les groupes Al-Chabab, minoritaires en 2006, mènent l’insurrection tandis qu’un second groupe, Hizbul islam, après des tergiversations, vient de se doter d’un chef, le frère ennemi du président : Cheikh Hassan Dahir Aweys…
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