L’œuvre romanesque de Milan Kundera est l’une des plus belles de la littérature contemporaine mondiale. Parmi ses réussites les plus éclatantes, je placerais au sommet Le livre du rire et de l’oubli, L’insoutenable légèreté de l’être et surtout L’immortalité. Dans ses romans Kundera fait toujours preuve d’ironie, de distance, et ce n’est pas parce qu’il a fui la Tchécoslovaquie dans les années 70 pour venir s’installer en France qu’il a renoncé à pointer les travers des sociétés démocratiques occidentales.
Cela étant dit l’essentiel de ses romans est ailleurs, dans une poétique et une réflexion existentielles qui promènent le lecteur et le conduisent à s’interroger, sans aucun didactisme ni aucune pesanteur, sur les choix à la fois philosophiques, politiques, amoureux, esthétiques des êtres humains au XXe siècle.
Cette poétique et cette réflexion existentielles s’ancrent d’ailleurs dans une narration et une construction romanesques toujours virtuoses, en contrepoint et en écho, extrêmement musicales et balancées. Il a déjà été remarqué que tous les romans de Kundera écrits en tchèque (jusqu’à L’immortalité donc, la suite de l’œuvre romanesque de Kundera, d’ailleurs moins exceptionnelle, ayant été écrite directement en français) sont agencés en sept parties, invariablement, ce qui ne correspond pas qu’à une coquetterie formelle et architecturale, mais sans doute à une véritable nécessité intérieure permettant aux variations sur un même thème de se déployer dans toute leur plénitude.
Mais l’œuvre de Milan Kundera se compose également d’essais : dans les années 80, l’écrivain en avait livré deux magnifiques, L’art du roman d’abord puis Les testaments trahis. Il y disait notamment son amour pour le roman en général, et plus particulièrement le roman européen qui commence avec Cervantès et Rabelais et permet de fixer certains principes : l’ironie, la parodie, la polyphonie entre autres. Cet esprit anti-moraliste et anti-idéologique, cet esprit de non-sérieux et d’incorporation de toutes les formes et de tous les discours (la poésie, le dialogue théâtral, la réflexion philosophique…) représentait, selon Kundera, les caractéristiques principales de l’art romanesque jusqu’à nos jours.
C’est dans la droite lignée de ces deux essais antérieurs que Milan Kundera publie aujourd’hui Une rencontre, réflexion magistrale sur l’art et l’esthétique, leurs rapports avec la politique et l’engagement, la tension que l’art exerce entre la tradition (l’héritage) et la modernité (l’avant-garde).
Pourquoi ce très beau titre ? Il s’agit, comme l’écrivain le dit lui-même en préambule, d’exprimer la chose suivante : "… rencontre de mes réflexions et de mes souvenirs ; de mes vieux thèmes (existentiels et esthétiques) et mes vieux amours (Rabelais, Janacek, Fellini, Malaparte…)…"
Effectivement, les neufs parties qui composent Une rencontre permettent de faire dialoguer, se rencontrer, parfois s’entrechoquer, les thèmes majeurs que sont pour Kundera l’art (et plus particulièrement le roman), l’Europe artistique, l’Histoire en tension avec l’individu, l’exil, la nostalgie, l’ironie… autant de thèmes menacés par le kitsch, les clichés, la politique politicienne et l’engagement, le "devoir" de mémoire, l’oubli.
Une rencontre est avant tout le témoignage d’un esprit libre et résolu à ne se laisser enfermer dans aucun système. Dans la première partie du livre, il est d’ailleurs question de l’œuvre du peintre Francis Bacon. "Quand un artiste parle d’un autre, nous dit Kundera, il parle toujours (par ricochet, par détour) de lui-même et là est tout l’intérêt de son jugement. En parlant de Beckett, qu’est-ce que Bacon nous dit sur lui-même ?"
Je reprends donc, évidemment, cette phrase ainsi : en parlant de Bacon parlant de Beckett, qu’est-ce que Kundera nous dit sur lui-même ?
"Qu’il ne veut pas être classé. Qu’il veut protéger son œuvre contre les clichés.
Puis : qu’il résiste aux dogmatiques du modernisme qui ont dressé une barrière entre la tradition et l’art moderne, comme si celui-ci représentait, dans l’histoire de l’art, une période isolée avec ses propres valeurs incomparables, avec ses critères tout autonomes. Or Bacon se réclame de l’histoire de l’art dans sa totalité ; le XXe siècle ne nous dispense pas de nos dettes envers Shakespeare.
Et encore : il se défend d’exprimer d’une façon trop systématique ses idées sur l’art, craignant de laisser transformer son art en une sorte de message simpliste. Il sait que le danger est d’autant plus grand que l’art de notre moitié du siècle est encrassé par une logorrhée théorique bruyante et opaque qui empêche une œuvre d’entrer en contact direct, non médiatisé, non pré-interprété, avec celui qui la regarde (qui la lit, qui l’écoute)."
Nous avons ici livré, directement, le manifeste critique et esthétique kunderien. La feuille de route, en quelque sorte, d’Une rencontre. L’appel lancé, en outre, aux futurs critiques et exégètes de l’œuvre de Kundera. Laquelle, comme toute grande œuvre, est déjà et sera encore scrutée, disséquée, décortiquée. Pour le meilleur et pour le pire.
Pour le meilleur lorsqu’on s’intéressera à l’œuvre elle-même, sa construction, ses mouvements, ses thèmes. Pour le pire lorsqu’on s’intéressera à la vie de l’écrivain ayant produit l’œuvre. Dans la très belle huitième partie d’Une rencontre, intitulée "Oubli de Schönberg", Kundera livre un texte très dur (mais très vrai) qu’il appelle "Que restera-t-il de toi, Bertolt ?". Il y parle du nouveau rapport qu’entretient l’Europe avec la littérature, la philosophie et l’art. C’est un rapport où les monographies sur les grands artistes valent plus que les œuvres elles-mêmes, où la biographie, la vie, prend le pas sur l’œuvre. C’est "l’époque des procureurs : l’Europe n’était plus aimée ; l’Europe ne s’aimait plus."
A travers cette critique, l’on comprend mieux que la logique de "transparence" n’est pas propre au régime communiste (qu’a fui Kundera en son temps) mais qu’il est également l’idéologie de nos sociétés contemporaines : "A l’époque des procureurs, qu’est-ce que cela veut dire, la vie ?
Une longue suite d’événements destinée à dissimuler, sous sa surface trompeuse, la Faute.
Pour trouver la Faute sous son déguisement, il faut au monographe le talent du détective et un réseau de mouchards. (…) Ah, Bertolt [Brecht], que restera-t-il de toi ?
Ta mauvaise odeur, gardée pendant trente ans par ta collaboratrice fidèle, reprise ensuite par un savant qui, après l’avoir intensifiée avec les méthodes modernes des laboratoires universitaires, l’a envoyée dans l’avenir de notre millénaire."
Pour contrecarrer cette tendance abjecte, Milan Kundera préfère vanter les grandes oeuvres et les grands artistes dans ce qu'ils ont de meilleur et d'essentiel, comme nous le verrons dans la prochaine chronique.