En revanche, les cas d'anthropophagie collective dérangent bien davantage une société qui se veut policée et semble croire, non sans angélisme, à la bonté naturelle de notre nature humaine dite " civilisée ". L'histoire de la France, telle qu'elle est enseignée, n'aborde que rarement ce phénomène dont on sait pourtant qu'il s'est produit, notamment lors des guerres de religion et pendant la Révolution, comme l'atteste Michel Onfray dans son dernier essai, dont j'ai récemment rendu compte.
Voilà pourquoi l'affaire Hautefaye, si elle a donné lieu à plusieurs études, reste encore largement méconnue du grand public et c'est le récit de cet événement vieux de seulement 139 ans - l'époque de nos arrière-grands-parents - que Jean Teulé se propose de raconter dans un court roman aussi édifiant qu'intéressant, Mangez-le si vous voulez (Julliard, 144 pages, 17 €).
Tout commence le 16 août 1870, lendemain de la fête nationale (le Second Empire avait substitué cette date, jour de la naissance de Napoléon Ier, au 14 juillet). Dans le village de Hautefaye, situé aux confins du Périgord et du Limousin, c'est jour de foire, quoique le cœur n'y soit guère : la sécheresse accroît la misère, la chaleur accable et, surtout, le lointain conflit franco-prussien occupe les esprits. L'arrivée de la gazette régionale met un peu d'animation ; les villageois, bien qu'analphabètes, l'achètent. Un hobereau local, présent sur les lieux, est mis à contribution pour une lecture publique. En fait de nouvelles, il égraine un long chapelet de défaites militaires. L'auditoire, sonné par ce qu'il entend, refuse de le croire. La colère, aussi dense que l'air, monte. Comme dans Antigone de Sophocle ou Henri IV, de Shakespeare, pour conjurer le sort, refuser la réalité, on songerait volontiers à tuer le porteur de mauvaises nouvelles, à en faire une victime expiatoire. Le hobereau le pressent, il s'enfuit juste à temps. Arrive alors son cousin, Alain de Monéys, un homme réputé, dans la région, pour sa bonté, son altruisme. On lui affirme que son parent vient de crier " Vive la Prusse ! ". Incrédule, Monéys plaisante : " Et pourquoi pas ʺA bas la Franceʺ ? " Ce mot lui coûtera la vie. Pour tous, il fera un parfait bouc-émissaire de substitution, d'autant que des rumeurs sur son compte (parfaitement infondées, naturellement) viennent vite grossir le flot de la haine.
Le style de Jean Teulé sert son roman. Avec une précision chirurgicale, un réalisme
Pendant que le curé gît, ivre-mort, dans son église, le maire n'intervient que pour protéger une bergerie qui lui appartient, puis il lâche une phrase surprenante, mais qui trahit son abdication : " Mangez-le si vous voulez. " Et, aussi incroyable que cela puisse paraître, la foule le prend au mot. On élève un bucher, on y transporte la victime : " Ils virent et dansent en rond ceux qui tuent l'humanité comme on fauche de l'herbe. Encore vivant, de Monéys respire fortement avec le bruit d'un soufflet (c'est bien le moment !) ", commente, pince sans rire, Jean Teulé décrivant la population entourant les flammes naissantes. Le malheureux n'est pas seulement brulé vif : lorsqu'il a atteint son point de cuisson, la masse se partage son cadavre. Banquet rituel, totémique, barbare auquel chacun participe, y compris les enfants. " On dirait du veau ! " Le roman se conclut par le procès, suivi de l'exécution des meneurs de ce massacre cannibale et de la déportation de quelques autres dans un bagne de Nouvelle-Calédonie. Car seule une poignée de tortionnaires passera en jugement ; il eut été impossible d'inculper une hydre à plusieurs centaines de têtes, tout un village. Reste l'hébétude de tous les protagonistes qui ne parviennent pas à expliquer cet accès de rage collectif.
L'auteur s'est livré avec talent à une reconstitution romancée de ce fait divers aux allures de cauchemar. Il n'a pas agi en historien ni en sociologue, ce qui est parfaitement son droit d'écrivain et donne un livre concis et réussi. En revanche, ceux qui souhaiteraient connaître les événements tels qu'ils se sont vraiment passés pourront se reporter à l'essai d'Alain Corbin, Le Village des cannibales (Flammarion, collection Champs Histoire, 204 pages, 8 €). Car le contexte réel semble bien plus complexe que celui de la guerre de 1870 présenté dans le roman. Le cousin de Monéys ne fut pas, en effet, accusé d'avoir crié " Vive la Prusse ", mais " Vive la République ". Propos imaginaires l'un comme l'autre, fruit de l'inconscient collectif, sans doute, mais qui expliquent tout autrement la folie criminelle de la population, dont les origines remontent au début du XIXe siècle. Les sympathies de ces paysans sont presque exclusivement bonapartistes ; dans ces campagnes où la légende napoléonienne demeure, la Restauration avait été mal vécue (nous sommes au pays de Jacquou de Croquant). On se souvenait de la cruauté d'une aristocratie locale rentrée dans le sillage de Louis XVIII et réinstallée avec morgue dans ses prérogatives, au moment de la Terreur blanche ; la République qui avait suivi les journées de 1848 avait, de son côté, accablé les paysans d'impôts. La perspective d'une chute de Napoléon III accroissait donc l'angoisse des villageois qui redoutaient tout changement de régime. Leurs craintes étaient largement entretenues par une bourgeoisie de province attachée, elle aussi, au statu quo pour protéger ses propres intérêts. Intérêts fiscaux menacés par une nouvelle République, intérêts fonciers justifiés par l'achat de biens nationaux qu'un retour à la Monarchie aurait pu remettre en cause.
" Méchant plus souvent que bête, le paysan est généralement voleur s'il est métayer, usurier s'il est propriétaire, lâche s'il n'a pas été transformé par la vie militaire ou par le séjour des villes [...] C'est avec un plaisir sans borne [...] que nous refuserons du pain au paysan que la faim amènera devant notre porte, avec joie que nous le verrons privé de ses fils. Qu'il aille chercher tout cela à Berlin, cet indigne abruti qui place l'empereur avant le peuple et les bestiaux avant la famille. "
Fait rarissime qui confirme la valeur d'exemple de l'affaire pour le nouveau Gouvernement, les bois de justice seront transportés au cœur même de Hautefaye, comme si le sang versé sur place pouvait exorciser celui répandu lors du rituel premier.
Reste la bestialité du crime et ce cas d'anthropophagie, bien dérangeant car si proche de nous dans le temps. Dans le chapitre 31 du livre premier de ses Essais, Montaigne avait traité du cannibalisme. Menant un parallèle entre les traditions indiennes et européennes - cette Europe sensée représenter la " civilisation ", il avait noté :
" Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu'il est trépassé. "
Sage Montaigne, qui renvoyait les monstruosités humaines dos à dos et visait dans cette
René Girard le démontre dans ses travaux, fort utiles pour comprendre les mécanismes du bouc-émissaire. Ce qu'il y a de frappant, c'est que la disparition ponctuelle des tabous sociaux, indispensable à ces débordements (et le cannibalisme en est un archétype) n'intervient que pour le rétablissement, voire le renforcement de l'ordre qui avait un moment chancelé sur ses bases. Ce qui conduit à nous interroger sur l'instrumentalisation de certains faits divers et, plus encore, sur cette phrase du philosophe, tirée de son essai, Celui par qui le scandale arrive : " De toutes les menaces qui pèsent sur nous, la plus redoutable, nous le savons, la seule réelle, c'est nous-mêmes. "
Illustrations : Jean Teulé (D.R.) - Couverts - Goya, Saturne dévorant un de ses enfants, Musée du Prado.