La lutte contre la mauvaise compréhension et l'interprétation erronée de notre histoire nationale (surtout celle du XXe siècle) a commencé. Le 19 mai, le président Dmitri Medvedev a signé un décret sur la création d'une Commission de lutte contre les tentatives de falsification de l'Histoire. Il est évident que cet organe, qui comprend beaucoup plus de hauts fonctionnaires que d'historiens, fait partie d'une vaste campagne. Rappelons en effet que le 6 mai, la Douma a entamé l'examen d'une loi contre la réhabilitation du nazisme et des criminels nazis dans les anciennes républiques soviétiques. Le projet de loi prévoit de trois à cinq ans de détention en cas de "révisionnisme", et il vise aussi bien les Russes que les ressortissants étrangers. Il envisage également, à l'encontre des anciennes républiques de l'URSS tentées de réviser le bilan de la Seconde Guerre mondiale, des sanctions allant jusqu'à l'expulsion des ambassadeurs et à la rupture des relations diplomatiques.
Un instrument de la politique étrangère russe
La toute nouvelle commission se compose de hautes personnalités de l'appareil d'Etat. C'est Sergueï Narychkine, le chef de l'administration présidentielle, qui la dirige. A ses côtés, on compte plusieurs de ses collaborateurs, d'anciens ministres, des hommes du Conseil de sécurité russe, du FSB et du Service des renseignements extérieurs. Parmi les rares historiens associés à cette "mission historique", citons Alexandre Tchoubarian, directeur de l'Institut d'histoire générale de l'Académie des sciences, et Natalia Narotchnitskaïa*, directrice de l'Institut Andreï Sakharov d'histoire russe de l'Académie des sciences. En regard de ce casting de poids, la tâche de la commission semble plutôt modeste. Elle consiste à réunir et à analyser des informations sur la "falsification de faits et d'événements historiques réalisée dans le but de ternir le prestige de la Fédération russe sur la scène internationale". La commission devra en outre élaborer "une stratégie visant à contrer les tentatives de falsification".
Pour Sergueï Markov, membre de ce nouvel organisme et vice-président de la commission parlementaire chargée des associations et organisations religieuses, ceux qui combattent cette lecture "exogène" de l'Histoire servent la politique étrangère russe. "Nous sommes confrontés, de la part de certaines forces politiques, à une volonté délibérée de falsifier l'Histoire. La plupart des ces versions biaisées voient le jour dans l'espace postsoviétique", explique-t-il. Dans le rôle des principaux falsificateurs, il cite les leaders ukrainiens de la "révolution orange", le régime de Saakachvili en Géorgie et les dirigeants d'Estonie et de Lettonie. "Les régimes non démocratiques des Pays baltes ont fait des russophones qui vivent sur leur sol des citoyens de seconde catégorie. Afin d'ancrer cette discrimination, ils véhiculent une conception de l'histoire selon laquelle les Russes sont le vestige d'un 'régime d'occupation'", souligne-t-il. Mais, à son avis, c'est en Ukraine que la falsification de l'histoire récente est la plus monstrueuse. "On inculque aux écoliers et aux étudiants que les Ukrainiens sont depuis toujours ennemis des Russes. Cette idée sert de fil rouge à tous les manuels publiés là-bas", ajoute Sergueï Markov. D'après lui, la désinformation actuelle y serait pire que les manipulations de l'Histoire opérées au temps de l'URSS.
Plutôt ouvrir les archives sur les répressions de masse
"Face aux moyens mis en œuvre en Ukraine pour promouvoir le mensonge historique, nos historiens, pauvres et démunis, seraient laminés sur le front de la lutte pour la vérité", estime le député. L'Histoire est une question de sécurité nationale, qui nécessite l'intervention de l'Etat. "Nous serions ravis de laisser l'Histoire aux historiens, mais cela n'est pas possible. [...] En butte à des programmes de falsification de l'Histoire pilotés par d'autres Etats, nous devons dresser notre propre programme national de lutte pour la vérité historique", conclut-il.
Arseni Roguinski, le président de l'association russe Memorial, n'est pas de cet avis. "Pour moi, vouloir, par le biais de l'Etat, 'assener une riposte ferme aux interprétations mensongères' ne peut mener à rien", assure-t-il. Ce défenseur des droits de l'homme est persuadé qu'aucune commission nationale russe ne saura persuader les Polonais, par exemple, que, le 17 septembre 1939, l'Armée rouge est entrée dans leur pays [en vertu d'une clause secrète du Pacte germano-soviétique, signé en août 1939] pour le libérer et non comme alliée de Hitler. Elle ne pourra pas non plus faire croire aux Lettons et aux Estoniens que la libération des Etats baltes par les troupes soviétiques n'a apporté que du bien. "Nous avons le droit de dire que nous avons libéré ces peuples du nazisme, parce que c'est bel et bien ce qui s'est passé. Mais les Lettons ont aussi le droit à leur version des choses, et ils se rappellent forcément les drames, les déportations massives et la collectivisation forcée", rappelle Arseni Roguinski. La confrontation des mémoires nationales est une source d'incompréhension entre les peuples, et aucune commission d'Etat n'y pourra rien, juge-t-il. En revanche, "si cette commission s'attelait pour de bon à lever le secret sur les archives, au moins dans les limites prévues par le décret présidentiel de 1992 qui vise à rendre accessibles tous les documents liés aux répressions de masse, elle accomplirait un grand pas dans la lutte contre la falsification de l'Histoire".
* Natalia Narotchnitskaïa a publié Que reste-t-il de notre victoire ? Russie-Occident, le malentendu, éd. des Syrtes, 2008.
Michaïl MOCHKINE
Source du texte : COURRIER INTERNATIONAL / VREMIA NOVOSTIEÏ