Dans le Latium primitif, ce n’est plus tout à fait l’âge d’or, mais les créatures merveilleuses qui peuplent le Bois d’errance (dryades tissant dans les arbres qui leur donnent leur force, centaures jardiniers et coquets, faunes lubriques méprisés par les dryades) vivent encore un temps d’innocence et s’inquiètent de l’arrivée du héros troyen et de ses pirates : Enée le boucher, l’abuseur de femmes, doit mourir, c’est la mission que la reine des dryades, Volumna, a confiée à ses sujettes (car les dryades n’élèvent que les filles que le Dieu leur donne quand elles s’assoupissent dans l’Arbre sacré…). Mellone, la jeune dryade appelée la Dame des Abeilles par les faunes, est la première à croiser Enée, tandis qu’il se baigne dans le fleuve avec le dauphin Delphus, et son fils Ascagne. « Enée doit mourir ! »… Mais est-il vraiment le pirate et le violeur que Volumna décrit ?
Les Moutons électriques ont eu il y a quelques années l’excellente idée de traduire et de publier les ouvrages de Thomas Burnett Swann (disparu en 1976), dont les romans de fantasy s’inspirent de la mythologie méditerranéenne. « Le cycle du Latium » est ainsi une réécriture des mythes de fondation de Rome. Le phénix vert qui évoque l’arrivée d’Enée dans le Latium en est le premier volet.
Inspiré par Virgile, Swann joue malicieusement avec les figures légendaires. Imaginer le « pieux Enée » de Virgile en soudard dangereux m’a tout de suite intriguée. En fait, le fils de Vénus se révèlera être un bel homme au visage sans âge et à la chevelure grise, comme il sied à un demi-dieu. De même, les centaures ne sont plus ces brutes avinées et lubriques mais de jolis hommes-chevaux sages et soignés, toujours le peigne à portée de main pour dompter leur crinière. La peinture de l’âge d’or déclinant est bien là (en particulier dans l’opposition entre le bois vivant des arbres des dryades et celui, abattu, qui forme les navires des pirates ; ce qui signe la fin de l’âge d’or, c’est souvent cette invention de la navigation, des échanges, la fin d’un monde clos sur lui-même dans la mythologie), les personnages « historiques » aussi, Enée, Ascagne, Latinus leur allié, Camille et ses amazones Volsques, Nisus et Euryale, Lavinie qu’épousera Enée ; mais finalement, ce sont surtout les êtres merveilleux qui fascinent Swann, et particulièrement les dryades.
Car, contrairement à ce que l’on pourrait attendre d’un texte épique, il s’agit d’un récit infiniment doux et enchanteur, d’une rêverie de poète, et finalement cela me paraît assez fidèle à Virgile, qui était loin d’être un homme d’action. D’ailleurs, ce n’est pas vraiment la guerre le sujet de l’œuvre, mais le conte se double d’une réflexion sur l’ouverture à autrui, sur la décadence et la marche de l’histoire ; la reine des dryades refuse catégoriquement l’installation d’un nouveau peuple qu’elle peint des plus noires couleurs aux autres femmes. Mais qu’est-ce qui motive ce comportement ? Ce repli sur les coutumes est-il légitime, n’est-il pas fondé sur un mensonge ? Une interrogation particulièrement intéressante, parce que ce thème de la décadence parcourt en filigrane toute la littérature latine, nourrie souvent d’un regret de l’âge d’or qui se révèle ici pas si idyllique.
Il s’agit donc aussi d’un récit initiatique (car les envahisseurs vont amener avec eux une forme de connaissance, en particulier sur la façon dont les dryades sont fécondées lorsqu’elles s’assoupissent dans l’arbre sacré). C’est la fin de l’innocence, mais aussi celle d’un certain obscurantisme. Ne vaut-il pas mieux savoir et choisir, plutôt que de se soumettre aveuglément à une coutume sexuelle étrange ? Tout le récit est imprégné d’un certain féminisme, qui accompagne l’éveil de la sensualité des héroïnes, Mellone mais aussi la piquante Pomone, fille de Volumna. La figure que j’ai trouvée la plus émouvante cependant est celle de Lavinie, l’épouse latine d’Enée, peu gracieuse par rapport aux dryades, mais dont le dévouement lui confère une étrange beauté.
Pour terminer cet éloge délirant du Phénix vert (le titre renvoie au surnom donné par Enée à son fils Ascagne, et aussi au fils de Mellone, le charmant Coucou, mis au ban des dryades : c’est un garçon et né d’un père… je ne vous en dis pas plus), j’ajouterai que le récit est servi par un style plein d’humour, que des esprits chagrins pourraient qualifier de mièvre (mais je vous assure que je suis impitoyable avec les récits mièvres, et là c’est juste délicieux).
« Elle ne te fera aucun mal », dit en riant sa mère. Elle ne riait pas souvent, et le son était aussi agréable aux oreilles de Coucou que les tintements des carillons éoliens. Mais même ce rire ne le rassura pas. Assise sur son tabouret à trois pieds dans sa pièce aux multiples fenêtres, elle trayait les chélicères d’une Sauteuse, une de ces énormes araignées velues qui fournissaient le poison pour les armes des dryades _ les épingles qu’elles portaient dans les cheveux, les fléchettes qu’elles gardaient dans des sacoches sous leurs écharpes.
C’est chez Ekwerkwe que j’ai feuilleté avec curiosité le tome II (mais j’ai finalement commencé par le début…).