En octobre dernier, j’ai été convié au Salon du jeu vidéo de Montreuil
pour une conférence qui regroupait trois développeurs indépendants
français : David Cage (Quantic Dream), Florent Castelnerac (Nadéo) et
moi-même. Il y avait ce jour là une foule incroyable dans les travées
du salon et, plus étonnant, la salle de conférence était pleine à
craquer. Ce qui m’a d’abord surpris c’est la façon dont le public
présent écoutait, de manière très attentive, malgré la chaleur et le
brouhaha ambiant. (Il faut préciser qu’il y avait une partie en réseau
qui se jouait à côté). Ce qui m’a surpris ensuite c’est la qualité des
questions qui nous ont été posées. Décidément, on rencontre de plus en
plus de joueurs adultes qui ont une grande connaissance du jeu vidéo et
de son histoire. (Certains commentaires sur ce blog en témoignent).
On
se retrouve une nouvelle fois avec David Cage. On défend tous les deux
une même vision du jeu vidéo ; celle d’un moyen d’expression tourné
vers de nouvelles formes de narration et capable de créer un large
registre d’émotions. Face à nous, Florent Castelnerac défend une autre
idée ; celle qu’un jeu soit avant tout un divertissement, voire un
outil modelable selon les envies et les fantaisies du public. Notre
fameux bac à sable ! L’idée que les jeux vidéo puissent permettre à des
auteurs d’un nouveau genre de s’exprimer avec un point de vue personnel
est loin d’être partagée, au sein même de notre industrie. Florent
notait, avec un peu d’ironie, que les réactions enthousiastes qui
montaient de la salle d’à côté étaient provoquées par des jeux
d’action, non pas par des jeux d’aventure. Il avait raison. En même
temps, il y a un temps pour tout. Chaque type de jeu possède son mode
d'emploi spécifique. Même si je le fais avec beaucoup de plaisir, je ne
joue pas à Wii Sports ou à Trackmania de la même façon que je joue à Silent Hill ou Fahrenheit. Le cérémonial n’est pas le même. Une soirée Wii Sports ressemble à une sortie booling entre potes. Se mettre à jouer à Silent Hill
s'accompagne d'un tout autre cérémonial. On y joue seul, de préférence
la nuit (pour les plus courageux !). Si j’aime pouvoir modeler un
univers à ma guise, je peux aussi prendre plaisir à être moi-même
manipulé par un auteur qui me transporte dans une réalité onirique qui
m’émeut ou me fait rêver. Quand il me propose de me rendre d’un point A
à un point B en me laissant libre de choisir comment m’y rendre, je ne
me sens pas prisonnier du jeu si celui-ci est bien fait. Les jeux bac à
sable me procurent des sensations semblables à celles des jeux de mon
enfance. Ils m’apportent des sensations immédiates et fortes mais au
bout d’un moment plus au moins long la lassitude me gagne. J’ai
l’impression de tourner en rond. D’ailleurs, la plupart de ces jeux
n’ont pas de fin. Un jeu narratif me demande plus d’exigence au début,
mais quand je suis pris par l’histoire, la qualité de la réalisation ou la
force des personnages, le jeu me rappelle à lui, longtemps même après
l’avoir quitté. J’ai envie d’avancer, de connaître la suite, de savoir
comment le personnage que j’incarne va s’en sortir. Le sentiment
d’attachement que j’ai pour lui est alors parfois plus fort que celui que
j’éprouve pour le héros d’un bon film ou d’un bon roman.
Certains
rétorqueront que les jeux bac à sable engendrent leur propre narration
et une variété importante de sensations. D’autres expliqueront que
c’est justement dans le fait qu’ils s’éloignent des codes « émotionnels
» classiques, que réside leur intérêt. Je ne peux pas m’empêcher de me
dire, qu’à l’avenir, ces deux écoles devront cohabiter encore quelques
temps sous cette même appellation qu’on appelle par défaut les « jeux
vidéo ». Un jour peut-être on inventera de nouvelles catégories un peu
comme l’histoire du cinéma a pu engendrer des documentaires d’un côté
et de l’autre des films (de fiction). Les deux catégories ont leur
intérêt. Simplement, il me semble que la première (celle des jeux bacs
à sable) étouffe un peu trop la seconde.
Méfions-nous. Ceux qui
propagent l’idée que les jeux vidéo ne sont que des jouets le font
souvent parce que cette idée les arrange, parce qu’ils veulent nous
faire croire que les jeux vidéo dans leur ensemble ne sont qu’un loisir
infantile sans portée artistique. Ils prennent dans le jeu vidéo
l’exemple des jeux bac à sable pour tenter de prouver que les jeux
vidéo ne sont qu’un loisir désincarné, une mode de représentation sans
auteur, en oubliant d’ailleurs au passage que derrière les Sims ou The Movies se cachent aussi des créateurs.
Si
ces genres si différents doivent désormais cohabiter sous cette
appellation déjà désuète qu’on appelle les jeux vidéo, le succès
phénoménal des jeux modelables ne doit pas nous faire oublier que
certains jeux vidéo sont aussi porteurs de points de vue, et capables,
comme d’autres arts, de véhiculer des émotions, voire même de générer
des sentiments. Face à cette déferlante des jeux bac à sable, il y a
pourtant de jeunes auteurs bourrés d’idées, en France et ailleurs, qui
se battent et se battront de plus en plus nombreux à l’avenir, pour
tenter d’exprimer un point de vue narratif personnel avec ce média
encore balbutiant, perfectible et pourtant si prometteur. Nous en
reparlerons.