On apprenait récemment qu’Eric Besson avait reçu une lettre de mission présidentielle lui demandant notamment de mettre en place « un nouvelle politique d’intégration » et de promouvoir « notre identité nationale », lui-même ajoutant qu’il souhaitait faire « de l’intégration une des voies privilégiées de la cohésion sociale ». Preuve s’il en est que le pendant de la politique d’ouverture – les clins d’œil appuyés à la droite dure voire extrême – continue et même reprend de la vigueur en cette période de crise. Cette annonce sonne également comme un avertissement pour la gauche : le combat présidentiel de 2012 sera à nouveau mené sur cette thématique. Une de nos priorités doit donc être de se mettre au clair sur ce sujet sensible, et de produire un nouveau vocabulaire pour en parler, sans quoi la gauche continuera à se débattre, à armes inégales, avec des mots déjà implicitement acquis à l’adversaire.
On s’interroge rarement sur les termes si naturellement passés dans le langage courant qu’ils perdent apparemment toute spécificité. Mais ils ne sont pas pour autant désarmés, et sont prompts à réactiver des associations d’idées nauséabondes. A cette catégorie appartiennent à mon sens les termes d’assimilation, bien sûr, mais aussi d’identité, d’intégration, et de métissage.
Qu’ont ces termes en commun ? Ils dessinent collectivement une référence très nette au champ du biologique, même si la biologie n’en épuise certes pas le sens. Leur usage conduit donc à interpréter, à son insu, des thématiques politiques de façon biologisante : d’abord en renvoyant à la métaphore de l’Etat-organisme, ensuite en (ré)activant la race comme catégorie politique.
L’Etat-organisme, L’Etat-personne. Cette métaphore éculée, vers laquelle pointent les termes d’intégration, d’assimilation, d’identité, suppose l’existence d’une « âme », d’un « corps » bref d’une essence nationale, pré-existant et survivant aux individus. Si l’État est un organisme, alors l’entrée en son sein d’éléments extérieurs est par nature une menace, qui vient sans cesse remettre en cause son intégrité (son « identité », dirait Nicolas Sarkozy). Il lui faut dès lors « digérer » les corps extérieurs, soit en les annihilant (« l’assimilation »), soit en les rendant supportables (« l’intégration »). Dans tous les cas, on suppose d’emblée que l’insertion de corps étrangers dans le corps national est problématique. Ce qui est d’une part un durcissement idéologique superflu d’une réalité somme toute banale – l’acclimatement à une nouvelle culture, à un nouveau mode de vie – et d’autre part une discrimination des migrants – dans un cas sans doute aussi compliqué, celui de l’entrée des jeunes dans le monde du travail, pourquoi emploie-t-on simplement le terme bien plus neutre d’insertion ? Ce privilège douteux n’a rien d’un hasard : il est la traduction de la crainte obsédante de l’étranger, et tout particulièrement s’il a la peau un peu trop foncée.
Le métissage. Cet autre concept a souvent été utilisé (par la gauche notamment) pour valoriser le mélange ethnique, qu’il soit culturel ou humain, et stigmatiser le repli sur soi nationaliste. Ségolène Royal, en 2007, en a fait un de ses principaux thèmes de campagne. Sous ses abords indéniablement positifs (à l’inverse des termes vus précédemment), il contribue lui aussi, à mon sens, à remettre en selle la problématique raciale. La « société métissée » est d’abord une jolie façon de glorifier la France de toutes les couleurs, c’est-à-dire où les « minorités visibles » jouissent des mêmes possibilités et de la même représentation que les « blancs ». C’est le pendant politique, en quelque sorte, des publicités Benetton. Mais qui persiste à parler tacitement de races ou de couleurs de peau, pour dire les choses crument. Simplement, au lieu de stigmatiser le mélange racial (la position explicite du Front National), on prend la position diamétralement opposée et on l’érige en bienfait, là où une position socialiste conséquente devrait simplement refuser d’entrer sur ce terrain – celui du racial, fut-il euphémisé. Penser que le mélange ethnique est une valeur en soi est une idée aussi douteuse, à mon sens, que sa condamnation ; que la République défende le mélange de ses citoyens, quelles que soient leurs conditions, c’est une chose ; qu’elle donne un primat au mélange des couleurs de peau en est une autre, qui traduit, en vérité, la victoire de l’arrière-pensée raciale dans les consciences.
Deux précisions. Premièrement, il n’est pas impossible que l’usage d’un slogan tel que celui de la « France métissée » rapporte des bénéfices électoraux sur le coup, dans une situation où nombre de nos concitoyens s’estiment victimes de discriminations en raison de leur couleur de peau, et sont donc heureux d’entendre un peu de discrimination positive lexicale. Mais c’est sa pertinence à long terme qu’il faut questionner, pour les raisons déjà évoquées. On répondra sans doute que le métissage ici envisagé dépasse largement la question ethnique et constitue un projet de société cohérent, intégrant la laïcité et les autres valeurs républicaines ; mais les mots ont un sens et surtout des connotations, et en l’occurrence, c’est toujours la figure du métis qui est évoquée, en dernière analyse. Deuxième précision : je ne dis pas qu’il faut faire de la question ethnique ou raciale (le premier adjectif est devenu l’euphémisme politiquement correct pour le second, comme dans l’expression « statistiques ethniques ») un tabou, ni qu’il faut éprouver une gêne à en parler. Mais elle ne devrait être abordée que quand elle pose réellement problème, à savoir quand elle devient prétexte à discriminations. En ce sens, c’est la lutte contre toutes les discriminations (dont ethniques, mais pas uniquement) qui devrait être au centre de la perspective socialiste. Ce qui retourné en positif nous donne comme projet l’égalité, voire la fraternité, et non pas simplement la mixité ou le métissage.
En finir avec le « théorème Fabius ». Trop longtemps, la gauche et le PS ont fonctionné selon ce que j’appelle le « théorème Fabius », à savoir l’idée selon laquelle l’extrême-droite apporte « de fausses réponses à de vraies questions » (propos tenus par le responsable socialiste lors de l’émission « L’heure de vérité » du 5 septembre 1984). Or il ne peut y avoir de vraies questions d’extrême-droite, seulement des questions vraiment d’extrême-droite. Une question n’est jamais neutre, elle est toujours le fruit d’une conception politique. Accepter les mots et les problématiques d’un adversaire, c’est se plier à son idéologie, et ne plus se donner le choix qu’entre de mauvaises et de très mauvaises réponses. Trop longtemps nous nous sommes pliés à la « question ethnique », fut-ce pour la retourner en positif. Une démarche de rénovation intellectuelle de la gauche doit passer impérativement par la construction et la diffusion de notre propre vocabulaire, de nos propres problématiques, pour faire table rase des mots et des idées « contaminés » par la droite.
La biologisation du débat politique (et ce qu’elle cache – la racialisation), l’idée selon laquelle le sujet politique serait d’une manière ou d’une autre réductible à des considérations d’origine ethnique, de sexe, de capacités physiques ou mentales est une monstruosité qu’il faut résolument combattre. La pensée raciale fait le lit du racisme, même si elle prône un racisme inversé. Elle revient toujours à emprisonner les individus dans leur couleur de peau. La gauche doit au contraire se faire la championne de l’idée selon laquelle l’existence n’est pas réductible à ce qu’on est, à comment on naît. Ce qui n’est pas autre chose que l’émancipation.