Alors que le mouvement des enseignants-chercheurs et des universités, historique tant par son ampleur que par sa durée, semble s’affaiblir, il est temps d’en faire un premier bilan. Malgré cette intensité inédite, les objectifs des enseignants-chercheurs, personnels et étudiants n’ont pas encore été atteints, alors que l’on a vu des mobilisations-éclairs (et de moindre ampleur) d’autres catégories socio-professionnelles couronnées de succès (pêcheurs, taxis …). Ce paradoxe commande d’analyser plus précisément ce mouvement pour comprendre ce qu’il révèle du monde universitaire, mais aussi plus largement du climat social et politique de notre pays.
Les nouvelles fractures socio-professionnelles
Ce conflit révèle d’abord une grande incompréhension entre le monde de l’université et le reste des Français. Alors qu’un nombre considérable de Français sont passés par l’université, le mouvement des enseignants-chercheurs n’a pas mobilisé l’opinion autour de lui. La rhétorique libérale gouvernementale – les universitaires accusés d’être des privilégiés, rétifs à toute réforme, prenant en otage les « usagers », etc. – est sans doute un élément explicatif important mais ne saurait tout expliquer. La technicité du dossier est une autre explication ; les enseignants-chercheurs font face à des accusations simples (« vous refusez toute évaluation ») qui font écho aux préjugés populaires contre les intellectuels, accusations auxquelles ils ne sont pas parvenus à répondre par les quelques phrases claires et marquantes qui auraient permis de toucher le grand public. Plus problématique encore, les enseignants-chercheurs se sont fait voler la défense des principes : par une désormais classique manœuvre de triangulation, Valérie Pécresse et ses soutiens ont pu faire croire qu’ils défendaient les étudiants pauvres, l’autonomie de la recherche, ou encore les universités face aux grandes écoles, rabattant le discours des universitaires mobilisés sur une contestation insatisfaisante de la marchandisation des savoirs.
Dans le même ordre d’idée, on ne peut que regretter que des convergences potentiellement détonantes, comme avec le mouvement des médecins, n’aient pu avoir pleinement lieu. Il est vrai que le gouvernement a eu l’habileté de céder très rapidement (ou au moins de donner de signes de conciliation) aux catégories professionnelles dont l’action est directement compréhensible, et aimée, des Français, et qui savent en conséquence qu’elles peuvent se contenter d’une mobilisation courte et dure. Quelle empathie provoque dans l’opinion un chercheur en physique fondamentale, ou, pire, en linguistique ? Il n’en reste pas moins que l’égoïsme catégoriel et/ou syndical (parfois au sein d’un même milieu professionnel – on ne peut pas dire que l’UNEF ait mis beaucoup de coeur à mobiliser les étudiants), finement analysé et manipulé par la droite, est un obstacle considérable à toute mobilisation sociale d’ampleur.
Le monde des intellectuels coupé en deux : commentateurs vs. universitaires
Autre fracture problématique, celle, au sein même de la classe des « intellectuels », entre d’une part la majorité des journalistes, essayistes, éditorialistes et autres polygraphes, et d’autre part les universitaires et chercheurs professionnels. Au classique problème du traitement des mouvements sociaux par la presse s’est ajouté ce qui ressemble fort à un règlement de compte entre les « commentateurs », de plus en plus réduits au rôle de relais d’opinion (des idées reçues et du pouvoir en place), prisonniers du buzz et de l’air du temps, et les universitaires, dont la réflexion méthodique s’installe dans le temps long et refuse la fatalité/facilité de la pensée unique. Ce qui d’ailleurs n’est pas un atout pour mener un combat politique et social à l’heure du mail en temps réel et de l’information en continu par flux RSS. Il serait trop simple de voir dans la très mauvaise couverture faite par la presse de droite (type Figaro) et la presse de gauche « bourgeoise » (type Nouvel Observateur) une simple manipulation des services de communication du gouvernement : elle a sans nul doute eu lieu, mais est venue se superposer à un conflit de classe dont certains éditoriaux (de Franz-Olivier Giesbert notamment) permettent de mesure la sourde violence.
Des moyens inappropriés
Le mouvement a par ailleurs été affaibli par des erreurs tactiques et stratégiques : en particulier, disproportion et inadaptation des moyens.
Inadaptation d’abord. S’inspirant des mouvements précédents et des mobilisations altermondialistes, les enseignants-chercheurs mobilisés ont souvent eu recours à des méthodes de happening censées capter l’objectif des caméras et l’attention du grand public. C’est ainsi que furent explicitement conçues la « ronde des obstinés » ou les lectures publiques de la princesse de Clèves. Erreur, tant sur la forme que sur le fond. La ronde des obstinés, assez largement reprise et commentée, ne délivrait aucun message clair si ce n’est l’obstination et l’absurdité ; quant aux lectures publiques de la princesse de Clèves, elles enfermaient trop les universitaires dans la caricature d’une culture poussiéreuse. En résumé, non seulement ces actions ne répondaient pas aux nécessités du moment – la pédagogie, le besoin d’expliquer au grand public l’université – mais pire encore elles venaient subliminalement renforcer le message de la droite : une université inutile et archaïque. A contrario, une action simple et efficace n’a jamais été coordonnée centralement : celle de la rédaction d’un contre-plan de réforme, à opposer à Valérie Pécresse et débattre dans l’espace public.
Disproportion ensuite. Le blocage, « arme de destruction massive » aux conséquences lourdes, ne fut pas utilisé à bon escient, et surtout de façon trop hétérogène à travers les universités mobilisées. Un blocage de long terme vide les universités (y compris des éléments mobilisés) et tend à remonter les étudiants contre les professeurs, surtout en l’absence d’une mobilisation syndicale franche chez les premiers. Valérie Pécresse sut habilement en jouer, ne répondant favorablement qu’aux demandes de ceux-ci (prolongement des bourses par exemple), et en présentant ces concessions comme des réponses à l’irresponsabilité des enseignants-chercheurs. Une généralisation des cours hors programmes ou hors les murs, concertée avec la communauté étudiante, ainsi qu’une sécurisation par avance des crédits ECTS et des diplômes, aurait été bien plus efficace et mobilisatrice.
Disproportion et inadéquation enfin des méthodes de communication, face au rouleau compresseur médiatique et gouvernemental : pas de porte-parole emblématique et poussé en avant pour incarner le mouvement, mais des délégations de représentants de toutes les catégories mobilisées, renouvelées à chaque coordination nationale, et délivrant des communiqués trop longs et peu accrocheurs ! Tout cela partant de bonnes intentions sans doute, mais révélant une certaine naïveté sur les mécanismes de traitement et de diffusion de l’information.
Un monde politique hostile ou autiste
Ajoutons à ce que l’on a déjà dit de l’attitude de la droite une nouvelle habitude : celle de criminaliser systématiquement le mouvement social. En l’occurrence l’invasion du quartier latin, à Paris, par des CRS en tenue « Robocop » est désormais rituelle, des enseignants sont poursuivis en justice, et on propose même une loi anti-blocage.
A gauche et au PS en particulier, le constat n’est guère motivant : mises à part quelques prises de position individuelles ou plus officielles, d’utiles mais décalées séances d’échanges et de réflexion, il n’y eut pas de soutien franc et massif au mouvement. Hostilité muette et soutien tacite à la réforme du gouvernement ? Ou incompréhension profonde, liée à l’uniformisation des origines socio-professionnelles des cadres et élus socialistes ? Sans doute le prisme catégoriel de la majorité des responsables (diplômés d’écoles de commerce, de journalisme, d’IEP, de formations administratives) ne facilite-t-il pas leur appréhension correcte du monde universitaire. De manière générale, socialistes et responsables politiques de gauche n’ont pas joué le rôle de porte-voix et d’amplificateurs du mouvement dont ils auraient pu, et dû, se saisir.
Le combat n’est pas encore fini, et peut peut-être – qui sait ? – reprendre à la rentrée prochaine. Mais en l’état actuel des choses, une occasion a été ratée d’infliger une défaite symbolique et lourde de sens à la droite et à sa conception dépassée de la société. Puisse-t-on en tirer quelques enseignements pour la réussite des prochaines luttes sociales, dans ce domaine ou ailleurs.
Romain Pigenel