J. G. Ballard (1930-2009)

Publié le 28 mai 2009 par Philippe Di Folco

Des entretiens en version intégrale restituée :

 James Graham Ballard, écrivain extralucide

Avec Crash (1973), il devient l’un des plus grands écrivains de notre temps. Depuis quarante ans il décrit sans complaisance aucune notre monde à venir, des récits d’anticipation où s’entremêlent violences, catastrophes, érotisme, pouvoir et argent. Ce mois-ci sort une version inédite de son chef-d’œuvre, La Foire aux atrocités, sorte de carnaval de figures grotesques de la fin du XXe siècle. Dans cet entretien accordé à TGV, Ballard se révèle à 73 ans, un homme résolument ouvert sur son temps et nous offre une belle leçon de lucidité.

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Dans votre jeunesse, pourquoi avoir arrêté la médecine ?

Au bout de deux ans, j’en ai eu marre de la physiologie, des cadavres… Je voulais pratiquer l’anatomie au sens de Balzac… Je savais que je ne pouvais continuer mener les deux de front. Ici comme en France les études sont très longues : écrire était un besoin absolu. Quant à la psychiatrie et la psychanalyse (Freud, Jung, Reich) je l’ai étudié seul : maintenant, je me concentre sur les neurosciences, les mécanismes de la pensée, les métaphores du rêves qui mènent à la nature de la réalité : « qu’est-ce que le réel ? » reste le vrai sujet de tous mes livres ! Tous est devenu fantasme : par la pub, la télé, les drogues… Les romanciers doivent composer avec cet imaginaire-là.

La peinture est très présente dans La Foire aux atrocités : Becon, Freund, les surréalistes, le Pop Art…

Quand j’ai commencé en 1966 à l’écrire, l’époque s’ouvrait aux arts visuels : la photo, l’explosion psychédélique, la pop music, la conquête spatiale, le Viet nam et la pub qui entamait son travail de domination : une pub devenait plus importante que le produit de consommation ! Ces simulacres omniprésents alimentèrent mes « premières atrocités », mon "salon des horreurs"...

La Foire est-elle un « work in progress » infini ?

Ce livre inachevé reflète mon monde, mon imaginaire et tant que je vivrai... Les personnages publics que je convoque, les icônes, les Kennedy, Onassis, Marilyn, Nixon… sont tous morts sauf Reagan. Mais, même morts, ils vivent en chacun. En un mot, ce livre c’est l’Amérique et les erreurs, les monstres qu’elle engendre. Ce pays est malade comme le fut l’Allemagne en 1932. Pourquoi ? La perte du sens des réalités, la plongée dans le fantasme, les loisirs, la recherche de sensations de plus en plus fortes la guident. Un côté très enfant, le complexe de Peter Pan sans doute, irrigue ce système construit comme un comic strip avec ses « bang ! » et ses « houps ! »…

Pourquoi si peu d’icônes actuelles dans ce livre ?

Voilà un vrai problème pour nous : nous n’avons plus d’icônes ! Les Kennedy, la Taylor, James Dean offraient de nouvelles mythologies. Les icônes sont aujourd’hui manufacturées, préfabriquées ! La dernière icône serait peut-être la princesse Diana… et encore !

L’accident de Diana est très ballardien…

Oui ! Et on me l’a reproché ! Comme si j’étais l’auteur de cette tragédie ! Et le World Trade Center : le plus gros drame depuis Hiroshima et Kennedy. A présent, les USA constatent qu’ils sont menacés, périssables et se réfugient dans la religion. Mon dernier livre, Millenium People, comme SuperCannes (1999) traite de terrorisme urbain mais à Londres où les classes moyennes ne peuvent plus vivre, dépassés par les taxes et la pollution, ce qui provoquent des actes de violence gratuits comme chez vous l’attentat de Nanterre… Pourquoi de tels meurtres ? Ma réponse : ces crimes n’ont pas de signification car il symbolise la liberté ultime. D’ailleurs, la folie est une sorte de poésie : la dernier refuge pour les âmes esseulées ou effrayées par le système de contrôle. La pornographie en revanche est une sorte de substitut à la folie sexuelle. Une alternative aux coutumes, pour tourner les règles, être « underground », contre-culturel et ça génère du fric : voyez internet !

Vos livres servent sans doute à lutter contre l’hypocrisie du système…

Je l’espère de tout cœur. Tous mes livres sont des histoires vraies. Crash par exemple a choqué les gens ici puis quand le film est sorti, encore une fois, la connexion voiture-sexe ne pouvait être admise. La voiture au contraire du train ou de l’avion, fascine car elle permet une forme de violence amusante et permise. Voilà tout.

Comment engendrez-vous vos « visions » ?

Pour écrire je suis whisky et soda, je n’écoute pas de musique. Je lis peu de contemporains, jamais de fiction. Burroughs fut le dernier à m’impressionner, et au delà, Graham Green. De bons modernes ? Will Self, un anglais, et aussi le dernier Houellebecq finalement. La vie sexuelle de Catherine M. se lit comme une fiction alors qu’elle raconte ses vraies expériences. Imaginez une fiction de A à Z reste impossible car nous vivons déjà dans un énorme roman. L’imaginaire pour vous,  c’est le réel ? L’imaginaire est aussi réel que le réel ! Les mondes engendrés par les pensées sont des mondes réels, plus réels que Chirac, Bush ou Blair qui sont des créations publicitaires !

Vous voyagez ?

J’ai fait le tour du monde. Je vais en été seulement dans le Sud de la France : je fréquente Cannes et ses environs, ça ressemble à une sorte de Silicon Valley du côté de Nice, avec d’immenses hôtels où vous croisez des ingénieurs en neurosciences et des PDG constructeurs d’avions. De plus le temps y est merveilleux ! La présence de certains extrémismes politiques basés sur l’intolérance, déjà décrits dans mon roman SuperCannes, est effrayante.

Que pensez-vous de l’évolution du corps au XXIe siècle ?

Les gens ne veulent plus ressembler à des monstres mais à des stéréotypes : aux Etats-Unis, toutes les filles veulent être des starlettes. Standardiser c’est tuer l’unicité de la beauté ! Tout le monde ne peut pas ressembler à Catherine Deneuve !

Propos recueillis pas Philippe Di Folco et Sylvain Fanet.

Lire :

 
La Foire aux atrocités
, préf. de Burroughs W., édition Tristram, 2004

 
Millenium People,
Denoël, 2005

Site (où l’on trouve des tas de FAQs sur JGB)

http://www.jgballard.com

(Article paru dans TGV Mag,  sept. 2003)