par Elisabeth de Saint Thibault
DITES-MOI. CINQ ANS, EST-CE ASSEZ POUR QU'ON OUBLIE ?
Ce 28 mai 2009, voilà cinq années qu’Étienne Roda Gil s’en est allé rejoindre sa blonde aux yeux clairs.
Cinq années sans entendre sa voix, cinq années sans apercevoir sa dégaine autour de l’Estrapade, cinq années sans recevoir de fax, sans lire de nouveau texte, sans découvrir de croquis dans l’un ou l’autre de ses innombrables carnets, ces papiers assemblés qu’il appelait ses « polaroïds » ! Et toujours, quelque part, la photo de Nadine : son amour, sa vie. Si cela vous semble étrange que je parle ainsi de celle qui fut à jamais l’aimée d’Étienne, sachez alors qu’il savait aussi chérir passionnément. Avec force et déraison. L’aimer Lui, c’était aimer son amour pour Elle.
Voilà cinq ans que j’attends qu’un véritable hommage soit enfin rendu à Étienne. Il était mon ami, il était mon amour et le seuil de mes jours. Le temps passé à ses côtés n’était jamais compté. Et si parfois il vous a semblé que j’ai vécu là « ma saison en enfer » (!), sachez alors que l’hiver est bien douce saison, comparé au soir de printemps où le vent de toutes les terres a emporté corps, et âme, de mon parolier, et fait de cette saison le poison de ma vie. Comme à son habitude, ce jeudi de mai, après un rendez-vous donné, il a décidé une dernière fois de filer ailleurs, vers cet ailleurs qui déconstruit le cœur pour longtemps.
Étienne n’a pas été que le parolier fétiche de Julien Clerc. Barbara, Gréco, Paradis, Obispo, Bertignac… ont également été parmi les interprètes de ses textes. En 1985, il a aussi fait l’adaptation de L’Idiot de Dostoïevski, rebaptisé L’Amour braque, pour Andrzej Zulawski. Car Étienne Roda Gil était un écrivain, un braqueur de mots qui torpillent et claquent comme vagues à la coque d’une improbable embarcation : La Porte marine, Mala Pata, Paroles libertaires, Terminé… Autant de publications dans de prestigieuses maisons. J’ai passé des nuits entières à écouter la vie du plus célèbre roi des Huns, une réhabilitation des Barbares ! Passionné par les Barbares et par leurs mœurs, lui seul pouvait écrire Moi Attila, qu’il récrira sous un titre nouveau juste avant son départ. Un texte plus puissant, plus amour dans le sang. Attila, roi mort le soir de ces noces, Attila, Barbare le plus cultivé d’Europe, prenait le pas sur Attila guerrier (Où se trouve cet ouvrage aujourd’hui ? Sur les palettes de l’imprimeur ? Trop tard, une fois de plus !). Et si je vous dis que je me souviens des instants de cette ultime écriture, que je me souviens avoir suivi, silencieuse, la plume fine graver des pages et des pages, les avoir lus, ces mots égarés, entre cafés noirs et whiskys noyés de glaçons en partage au Terra Nova ? Et même, si je vous dis que je me souviens du titre que nous avions choisi ensemble, cela vous étonnera je le sais, tant pis, tant mieux, en vérité je m’en moque. Nous nous sommes aimés, sachez-le ! À l’ombre d’une allée, dans une chambre en désordre, dans un regard, aux instants de l’écriture, du doute de la détresse, partout et nulle part, nous nous sommes aimés, à en froisser la lune, à ne plus voir les étoiles. Étienne Roda Gil, libertaire militant, farouche défenseur du droit humain, des droits du cœur et de la fraternité, des femmes qu’il aimait profondément parce que sûr de leur force viscérale, de leur puissance.
Comment a-t-on pu passer sous un silence si profond le départ de cet homme rare ? De cet homme qui a si souvent su se perdre pour que les autres gagnent. Où sont-ils donc tous allés poser leurs souvenirs, celles et ceux qui trinquaient à sa table ? Où sont-elles celles qui aimaient marcher, un rien de gloire dans le regard, lorsque à son bras elles flânaient rue Soufflot ou au Luxo ? Le Terra Nova est entré en deuil ce 28 mai 2004. Jacky en a quitté la gérance très vite. Trop cruelle l’attente du midi et du soir. Laura si sombre. Perdu son ami de toujours, perdu son confident et son frère de cœur. Nicolas, lui, est reparti en Espagne. Personne jamais ne l’a plus revu. Et moi, durant des mois, je suis allée caresser les pierres de ce qui lui sert de tombe, et puis un jour, fini le voyage, j’ai choisi d’accrocher mes larmes aux lierres de la pierraille du cimetière Montparnasse. La misère a brûlé les champs de nos escapades, et peu importe le nombre de coquelicots qui pourraient pousser sur le sol de notre chagrin, ils ne pourront rien changer à notre colère. Voilà cinq ans que j’attends qu’un véritable hommage soit enfin rendu à Étienne. Mais je me dois d’être juste, Julio Iglesias, qui était son ami, a, lui, trouvé et offert les mots de l’adieu, quelques phrases tremblantes lancées vers un ciel incertain pour celui qui ne croyait en aucun dieu, mais qui pour autant ne croyait pas en rien.
Qui m’accompagnera, au matin de ce mois de mai, à ce rendez-vous d’amour ? Dites-moi. Cinq ans, est-ce assez pour qu’on oublie ?
Elisabeth de Saint Thibault
D.R. Texte Elisabeth de Saint Thibault
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