La saint Quentin
Vous vous doutez que Inglorious Basterds de Quentin Tarantino était de l'étoffe cinématographique dont je me sentais à priori le plus proche. A postériori, Tarantino a eu l'art de m'introduire dans ce nouveau film avec quelques arguments implacables. Écran noir. Le générique se déroule sur The green leaves of summer, le thème d'Alamo composé par Dimitri Tiomkin pour la version réalisée par John Wayne en 1960. Déjà, mes yeux sont humides. La première scène est l'une des plus belles qu'il ait jamais tournée jusqu'ici. Il était une fois en France occupée par les nazis... une ouverture qui cite C'era una volta il west (Il était une fois dans l'ouest - 1969) de Sergio Leone, « Tu vas me chercher de l'eau », et The searchers (La prisonnière du désert - 1956) de John Ford avec le cadrage à travers la porte. Une ouverture qui est un duel psychologique de vingt minutes avec deux comédiens étonnants et complémentaires, Christoph Waltz en colonel SS Landa et Denis Menochet en paysan français nommé Perrier Lapadite (si, c'est bien son nom), avec un travelling vertical le long de la jambe du paysan qui traverse le plancher pour révéler la famille Dreyfus tapie dans la cave, avec un brusque éclair de violence aux accents d'un morceau d'Ennio Morricone composé pour Il ritorno di Ringo (Le retour de Ringo - 1965) de Duccio Tessari, le morceau aux violons furieux quand Ringo découvre l'existence de sa fille pour être tout à fait précis. Vous imaginez l'état dans lequel j'étais au bout de ces vingt minutes.
La fine équipe
Mais nous n'allons pas jouer au jeu des citations. Comme tout le cinéma de Tarantino, Inglorious Basterds est bourré de références jusqu'à la gueule. Comme tous ses autres films, c'est un acte d'amour envers le cinéma, une sorte de chant mystique à sa puissance et à sa beauté. Pour le spectateur, c'est une invitation à la jouissance et au jeu. Soyons clairs, Tarantino est absolument l'anti-Haneke, et j'irais jusqu'à dire que c'est la grandeur de cette édition cannoise de 2009 d'avoir réuni côte à côte le plaisir extrême de faire du cinéma et la douleur extrême de faire du cinéma. Et même s'il a fallu, in fine, que madame la présidente choisisse son camp.
Il y a eu un problème avec le film de Tarantino. J'ai senti dans la salle combien le public était désarçonné par ce film qui ne ressemble à rien de connu et surtout, surtout, à rien de ce qui était attendu. Ou si peu. C'est peut être le seul reproche que je lui ferai, de se vendre sur l'idée d'un démarquage ludique et violent de Dirty dozen (Les douze salopards - 1967) de Robert Aldrich, ou de ce film d'Enzo G. Castellari qui l'a si lointainement inspiré. Certes vous aurez des scalps, Brad Pitt et la batte de base-ball dans la tête du nazi. Mais le film n'est pas là. Il est tellement pas là que certains en sont venus à se demander où il était. Dès le lendemain, le chroniqueur de la revue Technikart pondait un édito rageur d'amoureux déçu, allant chercher Robert Lamoureux et le bidasses de Claude Zidi pour mieux cracher son dépit. Je peux comprendre que le spectateur ordinaire ait pu se sentir désemparé. Moi même, à une ou deux reprises, j'ai senti le doute me frôler de son aile. C'est que le jeu de Tarantino est exigeant cette fois, loin de l'exubérance physique de Kill Bill comme de la linéarité de Death Proof. Mais qu'un critique, un professionnel de la vision des films, n'arrive pas à saisir, ne cherche pas à comprendre ce qui a été tenté, ne voit pas la nature de l'audace du réalisateur, alors les bras, les yeux et les poils du dos m'en tombent. L'impression que cela m'a laissé, c'est que pour certains, il y a eu l'occasion de se payer Quentin et qu'il fallait le faire vite et le plus fort possible. C'est ridicule.
Difficile d'entrer dans la luxuriante richesse d'Inglorious Basterds sans en dévoiler les multiples et subtils ressorts. Une scène quand même pour approcher la bête, un autre sommet du film. Ça se passe dans une auberge française. Quelques soldats allemands fêtent la paternité récente de l'un d'eux en compagnie dune actrice allemande elle aussi, Bridget von Hammersmark jouée par la superbe Diane Kruger. Moment de détente avec citations diverses (Winnetou, Edgard Wallace...). Entrent deux des Basterds accompagnés d'un agent anglais, tous déguisés en officiers allemands. Leur contact c'est l'actrice. La tension monte d'un cran et s'installe. Au moment ou la scène semble s'épuiser, un changement de cadre et une voix off révèlent une pièce supplémentaire et un officier SS jusqu'ici invisible. Il a des doutes sur les accents des faux officiers. La tension remonte brusquement, Tarantino change de braquet et nous mène jusqu'à un nouveau sommet. L'issue de cette scène (vous apprécierez les efforts que je fais pour rester évasif) remet en cause tout ce que l'on a pu imaginer depuis 20 minutes. Nouveau cadrage qui révèle cette fois un escalier, nouvelle voix off. Il y avait encore des gens que l'on avait pas vu. On repart sur une nouvelle situation, tendue à nouveau jusqu'à l'ultime résolution. Jeu avec l'espace, suspense basé sur le cadre et le hors champ, art de la tension, interprétation savoureuse, ruptures de ton, violence sèche entre Hawks et Corbucci organisée géométriquement, cette scène donne le vertige.
Après, il faut dire la transgression de Tarantino dans ce film. Il a fait là quelque chose qui ne se fait pas, que je ne crois avoir vu au cinéma que chez Chaplin ou Tex Avery. En fait, je ne peux rapprocher l'idée finale que de celle du film de Corbucci, Il grande silenzio (Le grand silence - 1968). Pour ceux qui le connaissent, ça vous donnera une piste, mais il faut inverser. Tarantino pousse la logique d'un genre à son extrémité en allant au bout du principe de fiction, de la cohérence interne du conte. Il était une fois... Quand on embrasse une grenouille, elle devient un prince. Cela n'a rien à voir avec les images provoquantes qui séduisent ou font hurler, celles de Haneke ou de Von Trier qui peuvent aller très loin dans ce qui est montré. C'est plus gonflé, plus radical, c'est amener le spectateur au bout de la logique de son désir relativement au film. C'est l'illustration littérale de la fameuse et belle formule d'Alfred Hitchcock, « Mon amour du cinéma est plus fort que n'importe quelle morale ».
Alors un homme capable de filmer le gros plan sur la cheville de Diane Kruger interrogée par le colonel SS, un homme capable de filmer les larmes qui envahissent les yeux de Lapadite quand il se rend compte qu'il craque et va trahir, un homme capable de filmer Mélanie Laurent dans sa robe rouge d'une façon qui devrait faire rougir de honte tous ceux qui l'ont filmée avant, Lioret compris, un homme capable d'un film de studio américain parlé à 60% en français, allemand et italien, un homme qui donne comme nom de code à un personnage « Antonio Margheriti », un homme capable d'interrompre son film pour nous donner une leçon sur le film nitrate, un homme capable de filmer son cinéma parisien comme François Truffaut filmait son théâtre dans Le dernier métro (1980), Un homme qui filme ce cinéma comme un temple avec la réplique « Il est beau votre cinéma, on dirait une église » et qui retourne la symbolique du Mal contre lui même (les nazis avaient pour habitude d'enfermer les populations civiles dans les église et les synagogues avant d'y mettre le feu), un homme capable de terminer son film sur cette réplique de Brad Pitt « Je crois que je viens de faire mon chef d'oeuvre », c'est homme est fou. Et nous avons besoin des fous. Cet homme dis-je, ne doit avoir droit qu'à notre plus profonde admiration. Vous ferez bien ce que voulez, la mienne lui est acquise.
Photographies : © Universal Pictures International France
(à suivre)