Clichés I. Rambaud
A peine arrivé dans les Pyrénées, Candide eut vent d’une princesse qui s’y était retirée, il y avait fort longtemps, après une affaire de cœur qui avait mis le royaume en émoi. On en parlait encore alors qu’elle avait tout fait, par sa retraite, pour vivre hors du monde et en oublier les avanies.
Mais les hommes sont ainsi faits qu’une belle histoire d’amour ne s’oublie pas, surtout quand elle est contrariée. Candide qui s’y connaissait en chagrin et pleurait tous les soirs sur le médaillon de sa belle Cunégonde, écoutait les histoires qu’on lui racontait à l’auberge, en promenade et dans les boutiques et restait tout étonné de la réputation que cette femme avait laissé et qui était d’autant plus grande qu’elle habitait tout près.
On lui conseilla un roman, fort bien écrit par une femme de talent, qui racontait les faits tels qu’ils s’étaient passés. Il l’acheta et s’y plongea avec une forte émotion voyant bien que l’intrigue et les sentiments décrits l’étaient avec une grande finesse et beaucoup de subtilité.
La princesse était alors une jeune fille de quinze ans qui avait épousé un prince mais aimait un autre homme, beau, jeune, riche et séduisant. La passion les dévoraient tous deux. Le mari mourait frappé par l’aveu de la princesse mais celle-ci au lieu de se jeter dans les bras de son amant et pour ne pas être déçue par l’usure de l’amour, renonçait à le voir, préférant rester avec ses souvenirs. Depuis ce temps, elle était donc retirée dans les Pyrénées. Et la réalité lui avait donné raison puisque son amant courait d’autres aventures.
Candide fut bouleversé par cette lecture, se demandant si Cunégonde aurait pu être aussi brutale avec lui. Il n’imaginait pas la chose possible puisque pour lui l’amour était éternel et franchissait tous les obstacles de la vie. Les amants étaient faits pour vaincre l’adversité et pour se retrouver. Un tel renoncement était pour lui incompréhensible : lui, il passait sa jeunesse à essayer de retrouver sa belle contre vents et marées. Elle en faisait sûrement autant de son côté ! Comment une femme pouvait-elle agir ainsi ?
Un matin qu’il était en contemplation du médaillon de sa bien-aimée, on lui apporta un pli cacheté portant une écriture féminine, petite et fine, un peu démodée avec de jolies boucles comme on en faisait plus. Il l’ouvrit avec curiosité et délices : la princesse, ayant entendu parler de sa touchante histoire, l’invitait à dîner dans son pavillon du lac pour le lendemain .
Ce soir là, Candide se rendit à l’invitation, le cœur battant. C’était la première fois qu’il rencontrait une célébrité, une femme dont on vantait la beauté et dont les mérites étaient assez puissants pour avoir franchi les années et être devenus avec le temps comme le symbole inaltérable de l’amour, de la jeunesse et de la beauté.
Elle portait une collerette de dentelle à tuyaux, comme autrefois, ce qui lui faisait un port de tête remarquable. Candide fut aussitôt frappé par la splendeur des bijoux anciens qui ornaient sa chevelure blonde et sa robe mais plus encore par son regard d’une grande bonté et dont les feux semblaient venir de si loin. Il s’agenouilla un moment mais elle le releva doucement, l’invitant d’un geste à la table qui était dressée et où scintillaient cristaux et chandeliers alternant avec des vases remplis de roses odorantes.
Le repas fut un enchantement. Candide était dans un autre monde, troublé par ce tête-à-tête inattendu autant que charmant et qui lui paraissait né d’une féerie. Mis en confiance par le sourire de son hôtesse, il lui raconta ses aventures et ses malheurs, lui parla du château de Thunder-ten-tronckh, de Cunégonde, de Pangloss, de Cacambo. Elle restait songeuse et semblait ailleurs, perdue dans ses rêveries comme si le souvenir de l’amour lui revenait. Le jeune homme comprit alors ce qui faisait son charme profond et la rendait si précieuse : elle était différente des autres femmes. Certes, son mariage aurait pu la rendre commune aux autres, complaisante aux convenances de l’époque, à l’argent facile, aux apparences du luxe et à son cortège de facilités et de corruption. Mais sa fidélité même à ce mari qu’elle respectait l’avait distinguée des intrigues et des liaisons qui étaient le lot habituel des jeunes femmes de ce monde. Dans son affaire de cœur, elle n’avait pas agi non plus comme une femme ordinaire. Elle avait préféré dire non à l’amant de son cœur et disparaître, plutôt que risquer la déception.
Il la quitta presque sans pouvoir lui parler davantage, les larmes aux yeux en pensant que beaucoup plus tard cette histoire serait racontée aux générations suivantes, qu’on ferait de cette princesse une héroïne et que, si lui avait eu la chance extraordinaire de la rencontrer en personne ce qui tenait du miracle, tous les amoureux de l’amour pourraient lire et relire le roman de sa vie avec bonheur, en pensant qu’elle était aussi une héroïne simplement parce qu’une femme libre. (D'après M. Voltaire).Pour en savoir plus : ici Merci pour votre lecture ! Thank you for reading !