C'est une plaine aride, recouverte d'arbres sans feuille. Bâties à même le sol, des blocs de bétons égarés semblent avoir été jetées là au hasard, tels des dés lancés sur un tapis vert décrépi. Au loin, on aperçoit quelques rizières, puis la masse sombre, vaguement menaçante, de collines voilées par le brouillard. Comme surgie des ténèbres, une route s'extrait soudain de ce néant brumeux. Elle mène à un petit groupe d'immeubles identiques, s'étalant telle une ribambelle fatiguée le long de la steppe. Tel un tripode géant se dresse une tour d'acier à la hauteur démesurée, socle d'un gigantesque drapeau figé dans son mouvement par sa structure métallique. Au centre, l'étoile rouge, symbole du communisme, indique que face à moi s'étend la Corée du Nord...
Née de l'armistice de Pan Mun Jon - qui mit fin à 3 années de guerre de Corée en 1953 - la Zone Démilitarisée (DMZ, pour les "intimes") est un lieu surgi des livres d'histoire. Géographiquement, c'est une bande de terre de 4 km de large, tracée d'est en ouest le long de l'ancienne ligne de front, balafre indélébile défigurant la péninsule. Deux armées s'y font face et s'observent, dans l'un de ces endroits surréalistes que l'évolution du monde semble avoir oublié. Le nom même de "zone démilitarisée" défie toute logique : la densité militaire - qui contraste avec l'aridité du paysage - y est la plus forte du monde.
Pour pénétrer dans ce lieu hors du temps, il faut se conformer à un "dress code" rigoureux, montrer son passeport à plusieurs reprises, signer une décharge dégageant l'armée de toute responsabilité "en cas d'acte hostile de l'ennemi" et passer obligatoirement par l'un des rares tours opérators proposant cette visite un peu particulière, à mi chemin entre le tourisme, la géopolitique et le voyeurisme...
L'endroit est d'ailleurs impressionnant bien avant d'y pénétrer : à peine sorti de Séoul, d'épais blocs de bétons recouverts de fil barbelé longent l'autoroute, signalant l'ahurissante et dangereuse proximité de ce lieu du passé avec la mégapole du 3ème millénaire... La suite du trajet n'est que lente immersion dans l'atmosphère effrayante des espaces militaires fortifiés : miradors d'observation, casemates de béton, défenses anti-char, signalisation de champs de mines et check-points de plus en plus fréquents signalent l'approche imminente de la zone. Un dernier contrôle d'identité et le bus franchit, sous salut militaire, le "pont de la réunification", qui permet de pénétrer la "Joint Security Area", où se déroulent encore - quand le dialogue n'est pas rompu - les négociations avec le régime nord coréen. Rarement un endroit n'a paru aussi difficile d'accès : à peine arrivé, il faut de nouveau embarquer dans un bus militaires, les seuls à pouvoir circuler sur la zone, et porter en permanence un badge de l'ONU afin d'assister à la réunion de présentation, aux allures de briefing militaire : rappel des consignes, interdiction formelle de communiquer avec le camp d'en face et précisions historiques avec cartes à l'appui, incluant les événements récents : projet de tir de missile longue portée (côté nord coréen) et exercices militaires le long de la ligne de démarcation (côté américano-sud-coréen) ont ainsi ravivés la tension, coupant toute communication entre les deux camps. Enfin, le groupe de visiteurs est autorisé, par grappes successives, à pénétrer dans cette ultime vestige de la guerre froide, à côté duquel le mur de Berlin ressemblerait presque à un jouet d'enfant. C'est surtout le silence qui impressionne d'entrée : les militaires des 2 camps se scrutent sans bruit à quelques mètres de distance, de part et d'autre d'une ligne matérialisée par des dalles de bétons. Enjambant cette démarcation, quelques baraquements modulaires, aux couleurs de l'ONU, séparent les deux armées. Tout est conçu pour éviter le face à face visuel direct : épaisses ray-ban pour les sud-coréens, observation à la jumelle côté nord. La tension est réelle, quasi palpable, symbolisée par cette position martiale - issue du Taekwendo - des militaires du Sud : points serrés, jambes écartées, muscles bandés, chacun se plaçant à l'angle d'un baraquement de façon à garder un oeil sur l'adversaire et l'autre masqué par le bâtiment. L'un de ces locaux peut d'ailleurs se visiter : c'est celui où se déroulent les négociations, dont la table traverse symboliquement la ligne de démarcation. De fait, il est possible de faire quelques pas au nord, mais pas de franchir la porte du fond, gardée par un militaire sud-coréen à l'expression dissuasive. Et pour cause : l'ouvrir provoquerait immédiatement un tir en règle des soldats du Nord...! Il y a un parfum crépusculaire dans ce lieu où tout tourne assez vite à l'irrationnel : cette ville fantôme nord-coréenne, totalement inhabitée, construite à des seules fins de propagande politique, cette gare flambant neuve à destination du Nord, côté sud-coréen, qui n'a évidemment encore jamais accueilli de voyageurs. Ce tunnel d'infiltration creusé par le Nord pour tenter d'envahir le sud, qu'on visite en empruntant... le tunnel d'interception creusé par le Sud pour ralentir l'avance du Nord. Ces "attractions", enfin, à l'écart de la zone contrôlée par l'armée, qui finissent par transformer une visite émouvante en Disneyland géopolitique : observatoire géant dotés de dizaines de télescopes payants pour (explique une brochure touristique) "observer les paysans nord-coréens dans leur vie quotidienne" et "apercevoir la statue de Kim Il Sung", magasin de souvenirs où l'on achète des morceaux de barbelés "certifiés DMZ", discours de propagande des guides sud-coréens avides de montrer la réussite fulgrante du Sud face à la misère du Nord. Le brouillard finit par couvrir l'ensemble de la zone, abrégeant la visite et achevant de donner à l'endroit son atmosphère irréelle. En s'éloignant du camp militaire, le bus donne l'impression de s'extraire d'un monde parallèle, comme au sortir d'une scéance d'hypnose. Demeurent pourtant à l'esprit les sentiments confus du tragique et de l'absurde mélangés, la sensation glaçante de la folie des hommes et la certitude d'être passé par l'un de ces lieux où, plus qu'ailleurs, le monde semble capable de basculer dans l'irrationnel. Demeure aussi, au fond de l'inconscient, cette interrogation étrange formulée un jour par JMG Le Clezio : "Que reste-il aux hommes quand les guerres sont finies?"