Bien qu’ils veuillent faire croire le contraire, les éditeurs sont plus soucieux de commerce que de littérature. C’est pourquoi ils publient les œuvres de toutes sortes d’imbéciles, entre lesquels se distinguent deux catégories particulièrement redoutables : Ceux qui crachent sur leur jeunesse et ceux qui l’idéalisent. On trouve les plus magnifiques spécimens de l’une et de l’autre parmi les survivants des guerres et des révolutions. Mais on doit beaucoup pardonner aux anciens combattants. Quand on s’est étripé à Verdun, fusillé à Petrograd ou assassiné en Kabylie, écrire permet d’exorciser ses jours de bruit, de fureur et de sang. Les anciens (1) de mai 1968 n’ont pas cette excuse.
J’ai participé, avec jubilation à cet épisode de l’histoire récente. Je ne songe ni à le nier ni à le regretter. Du côté étudiant, où je promenais mon solex, mes cheveux longs et mes idées floues, cela tenait beaucoup plus d’une gigantesque fête des fous que d’une insurrection. Je m’y suis donc beaucoup amusé. Les réjouissances n’étaient pourtant pas permanentes. J’étais gréviste dans une école plantée au milieu d’une cité banlieusarde. Elle était habitée par des employés de la RATP et les ouvriers d’une usine proche. Je pouvais, chaque matin, pendant la réunion du comité interprofessionnel de grève, mesurer en direct que la classe ouvrière avait choisi, pour aller au paradis, d’autres chemins que ceux qu’on imaginait le soir, pour elle, dans les amphis de la Sorbonne ou les loges de l’Odéon. Je dois beaucoup à ce bain quotidien dans les dures réalités du combat syndical ordinaire, quand la question de savoir comment faire tenir le plus longtemps possible une caisse de grève aux ressources aléatoires, reléguait très loin dans l’ordre du jour, les débats sur le « Front de classes à créer pour vaincre le capitalisme monopolistique transnational » (2).
Grand et salubre mouvement social ignoré au profit d’une révolution fantasmée, tel fut Mai 68. Vestales de plus en plus décrépites, les anciens combattants de l’interdit d’interdire et de la plage sous les pavés ne cessent d’entretenir le mythe de la seconde pour mieux étouffer le souvenir du premier. Toute occasion leur est bonne, en particulier les commémorations décennales. Ce quarantième anniversaire (ndlr : l’année dernière) en est la triste illustration. L’avalanche de volumes à laquelle donne lieu cet événement confine à l’obscène. Victor Serge de la rue Gay Lussac, Henri Barbusse du Boul Mich’, Charles Tillon de la cour de la Sorbonne, chacun y va de son autobiographie, de ses mémoires et de ses analyses forcément personnelles. Les uns louent, les autres condamnent et, quarante ans après, le sens des nuances est presque toujours aux abonnés absents.
Je le dis avec tristesse, cette frénésie d’écriture me semble moins relever de la nécessité de témoigner pour l’Histoire que de la panique d’hommes vieillissants (3) prenant, avec retard, conscience qu’ils vont, dans un avenir de plus en plus prévisible, rejoindre les neiges d’antan. C’est le syndrome, bien connu du « Je ne mourrai pas tout entier ». Les clercs se transmettent de génération en génération cette maladie contagieuse mais sans danger. Le pilon se charge, en général, d’en faire disparaître les symptômes.
Chambolle
(1) Les « évènements » n’ayant fait que deux morts dont un par accident (ce qui est déjà trop) il serait abusif de parler de rescapés.
(2) En langue de bois dans le texte.
(3) Je remarque que les femmes sont pratiquement absentes de ce raz-de-marée de papier imprimé. C’est tout à leur honneur.