Rencontre avec Alejandra Martinez de l’Institut Géophysique du Pérou
A sa création à la fin des années 70, la vocation première de l’IGP était d’étudier le phénomène El niño, mais en 2003, une initiative nationale spécifiquement dédiée à la thématique du changement climatique voit le jour avec le lancement du projet Proclim. Il s’agit un projet de grande portée destiné à étudier les impacts du changement climatique au Pérou et les différentes mesures potentielles d’adaptation. Le projet est lancé à l’époque par la Conam (Commission nationale de l’environnement) - aujourd’hui le ministère de l’environnement - conjointement avec de nombreuses autres institutions.
Proclim porte sur trois zones d’étude pilotes situées dans les Andes centrales : Santa, Piura et la vallée du Mantaro. C’est dans cette dernière région que l’IGP s’est chargé d’étudier la partie « adaptation et vulnérabilité climatique » du projet, en suivant un thème transversal : l’eau.
En effet, l’eau est au cœur de la problématique du changement climatique dans cette vallée à forte activité agricole, qui envoie la presque totalité de ses produits vers Lima et la côte. C’est aussi le principal contributeur en énergie hydroélectrique du pays avec 60% de la production. Le principal projet réalisé par l’IGP dans le cadre de Proclim concerne la capitale régionale Huancayo. Celle-ci se situe juste en-dessous du glacier Huaypapayan (« là où l’on cueille les fleurs », en Quechua), actuellement en train de fondre, et qui l’abreuve en eau potable. Alejandra me fait remarquer qu’à la différence des précédents projets réalisés au Pérou, portant jusqu’ici sur des communautés rurales de faible population, on a ici une ville de 300 000 habitants mise en danger par la diminution des ressources en eau. Nous sommes ici dans une région rurale relativement isolée, située à plus de 3000 mètres d’altitude.
Première considération : la nécessité d’impliquer les populations dans les projets d’adaptation.
Une part importante du projet consiste à étudier la gestion des ressources en eau par la population. A Huancayo, ce sont les femmes qui utilisent ces ressources pour réaliser toutes les tâches ménagères (cuisine, lessive, bain des enfants etc.) mais tout en en étant responsables, elles n’en ont pas la gestion effective (à titre d’exemple, les factures restent au nom du mari). Une autre caractéristique importante de Huancayo est le lien fort maintenu par les habitants avec la nature. Les femmes se rendent régulièrement au fleuve pour faire la lessive, et ce sont donc elles qui peuvent remarquer en priorité une modification du débit.
Alejandra insiste sur les habitudes des populations car celles-ci ont trop souvent été éloignées des projets d’adaptation. En effet, l’IGP considère que les mesures d’adaptation, plutôt que de se focaliser comme c’est souvent le cas sur de grands projets d’infrastructures comme la construction de digues, doivent d’abord s’intéresser aux modes de vie des populations touchées en les impliquant et en les associant au travail des institutions, à l’éducation, et notamment en donnant plus de marge de manœuvre aux femmes. Et quand on réalise des projets infrastructurels comme les digues, ponts ou réservoirs, la population doit au moins savoir ce qui est en train de se réaliser.
Alejandra me raconte qu’en 1991, un bloc du glacier tomba dans la lagune à côté de la ville, inondant certains quartiers. Les autorités lancèrent alors des travaux de construction de grandes digues, sans en prévenir la population. Il en découla un grand mécontentement, les riverains se constituant en association organisèrent des manifestations et déposèrent des plaintes. Les infrastructures construites leur ont probablement sauvé la vie, remarque Alejandra, mais les habitants pensent encore aujourd’hui que ces travaux n’ont servi qu’à remplir les poches d’une poignée de hauts fonctionnaires et d’hommes d’affaire. On voit trop souvent un certain mépris chez les ingénieurs chargés de ces projets, qui considèrent les populations locales comme des ignorants dont l’avis ne compte pas, regrette-t-elle.
Première phase du projet : la mise au point de prévisions saisonnières fiables.
Des réflexions menées par l’IGP, il est également ressorti l’importance de disposer de prévisions saisonnières des températures et précipitations dans le bassin du Mantaro. Ce volet, qui constitue la première phase du travail de l’IGP, est en cours et doit durer encore un an. Mais les scientifiques de l’Institut se rendent compte dès maintenant que même avec des prévisions fiables, il n’est pas certain que les populations vont les utiliser et modifier leurs habitudes agricoles en conséquence.
Le volet des prévisions météorologiques ne marque donc que le début d’un processus beaucoup plus long destiné à le faire connaître, valider et utiliser par les populations locales. Sur ce point, l’IGP ne travaille pas directement en contact avec les agriculteurs, mais en partenariat avec d’autres instituts de recherche qui en seront les utilisateurs finaux et qui, eux, maintiennent un contact suivi avec les agriculteurs. Le processus actuel est de savoir comment le travail de l’IGP peut servir à ces institutions et comment il peut être amélioré.
Quelles sont les grandes tendances météorologiques qui se détachent de l’étude menée par l’IGP ?
La première estimation du programme Proclim prévoit une diminution moyenne de 20% des précipitations à l’horizon 2050. Ce chiffre, déjà énorme en soi, est d’autant plus préoccupant si l’on considère que les cultures réalisées localement dépendent à 70% des précipitations (le reste est assuré par l’irrigation.) L’IGP prévoit également une augmentation de 1,5 degré des températures moyennes sur la même période, ainsi qu’une augmentation de la fréquence et de l’intensité des vagues de froid. Ces estimations sont inquiétantes, non seulement en termes d’approvisionnement en eau, mais aussi pour tout ce qui concerne l’apparition de nouvelles maladies affectant les plantes, et l’arrivée d’insectes parasites encore jamais observés à cette altitude.
Voilà pour le pronostique peu engageant. Le travail de l’IGP consiste maintenant à en savoir un maximum sur toutes les conséquences concrètes qui en dérivent. Il est bien de savoir que l’on doit s’attendre à une recrudescence des insectes et à l’apparition de nouveaux insectes, reprend Alejandra, mais il ne s’agit là que d’une idée vague et il faut en connaître les détails locaux. D’où une composante importante du projet, initiée en 2007 : les thésards. Six étudiants font partie intégrante du projet et réalisent des thèses sur 3 types de culture : pomme de terre, maïs et quinoa. Chacune de leurs études consiste à en étudier la phénologie et le type de maladies dont elles souffrent.
Les premiers résultats sont intéressants et inattendus. Ils permettent effectivement d’en savoir plus sur ce qui affecte concrètement les cultures. On a par exemple découvert que certaines espèces d’oiseaux montent désormais à l’altitude où se trouvent les cultures et les attaquent (ils sont semble-t-il insensibles à la présence des épouvantails). C’est là un fait inédit : des animaux de grande taille comme les oiseaux, et non plus seulement insectes et maladies, atteignent désormais des hauteurs où on ne les voyait pas auparavant. Voilà le genre de découvertes découlant des thèses. Un seul thésard a présenté son travail à ce jour et les autres devraient terminer leur étude d’ici la fin de l’année. L’IGP prévoit de publier un résumé de leurs conclusions.
Quand je lui demande de me parler des conclusions de ce premier thésard, Alejandra s’empresse de me préciser que celles-ci ne sont pas entièrement concluantes, mais convergent vers l’idée d’un mouvement territorial des maladies affectant les cultures. Les résultats de cet étudiant, qui a analysé deux plantations de maïs situées à différents endroits de la vallée, semblent indiquer que de fortes différences peuvent exister entre des cultures éloignées ne serait-ce que de 10 kilomètres. L’étude détaillée fait ressortir des facteurs plus subtils, tels que type de sol, ou les précipitations effectives. Cela en dit long sur la difficulté à faire des prévisions sur une zone aussi vaste que les Andes. C’est donc bien ce genre de travaux dont on a besoin pour arriver à des conclusions probantes, insiste Alejandra. Les résultats des autres thèses permettront de pouvoir généraliser ces résultats de façon plus concluante.
Ce premier volet du travail de l’IGP consiste donc à déterminer avec le plus de fiabilité possible les mécanismes qui entraînent sécheresses, tempêtes, huaycos – des glissements de terrain dévastateurs -, et les conséquences concrètes de tous ces événements extrêmes. C’est ce genre d’informations qui préoccupent le plus la population, qui voit augmenter à chaque nouvelle vague de froid le nombre de maladies chez ses enfants.
Je souhaite approfondir la question des mesures d’adaptation pensées par l’IGP. Qu’en est-il par exemple de la possibilité d’inciter la population locale à modifier ses cultures en fonction de ces changements climatiques en cours et à venir ?
Il est très difficile d’inciter les populations locales ayant toujours pratiqué un type de culture traditionnelle à en changer, me répond Alejandra. De plus, il faut qu’il existe un marché pour les cultures de remplacement. On voit donc bien que les paramètres du problème vont bien au delà du climat : on doit considérer la totalité de l’environnement social et économique des mesures proposées.
Cette question nous amène au volet suivant du projet de l’IGP : les pratiques d’adaptation à mettre en place, et l’identification des acteurs.
L’IGP essaye de rassembler tous les intervenants locaux : la defensa civil - l’organe gouvernemental chargé d’intervenir en cas de cataclysme - et un maximum d’institutions locales, tous les acteurs de la santé et de l’éducation qui sont en contact direct avec les populations, et directement concernés par les conséquences du changement climatique dans la région.
L’Institut entreprend alors la création d’un plan intégré de gestion des risques, consistant à organiser la collaboration entre tous ces intervenants en cas d’événements extrêmes simultanés dans la région. Il s’agit de savoir ce qui doit se faire et ce qui est à éviter en cas de crise. Il y a tout un travail de coaching des institutions à réaliser. Les chercheurs de l’IGP ont remarqué que bien souvent, certaines actions importantes n’interviennent pas, tandis que d’autres sont réalisées en doublons. Il faut donc apprendre aux différents acteurs régionaux à travailler ensemble, à améliorer leur communication et définir les tâches de chacun pour en améliorer la complémentarité.
A chaque nouveau Huayco, on assiste à une course entre le directeur de la Defensa civil et le représentant du gouvernement régional pour apparaître en première page du journal local, s’amuse Alejandra, non sans une pointe d’amertume. C’est un exemple éloquent sur le travail qui attend l’IGP et ses partenaires au cours des nombreux ateliers et réunions prévus dans les mois à venir.
Enfin, conclut Alejandra, l’Institut étudie les pratiques traditionnelles de réaction aux événements climatiques afin de mieux comprendre l’approche locale et dégager les pratiques efficaces. Une tradition de la région consiste par exemple à faire éclater des pétards dès qu’une vague de froid est à l’approche. Les populations sont convaincues que cette tradition a un réel impact sur la contention du phénomène climatique, mais ceci n’a jamais été étudié jusqu’ici. Il s’agit donc pour l’IGP d’étudier ces pratiques ancestrales et autres coutumes, d’en connaitre l’origine et l’efficacité avérée. L’institut entreprend également un travail de veille sur les pratiques existantes dans d’autres régions du monde qui pourraient être adaptées dans le Mantaro.
Ce projet ambitieux de l’IGP fait face, on le voit, à une problématique extrêmement complexe, présentant de multiples facettes. Si la partie est loin d’être gagnée, le travail d’Alejandra et ses collègues permet d’espérer, et nous donne un excellent exemple des chantiers innovants à mettre en œuvre dans les pays dits « du sud » face au changement climatique.