Magazine Asie

Rencontre avec un fonctionnaire du Pakistan

Publié le 27 mai 2009 par Argoul

pakistan-muletier-du-nanga-parbat.1243331323.jpg

Après déjeuner, nous remballons le camp. Les âniers se répartissent leurs charges, sous la houlette du « chef », un pète-sec à moustaches qui ne fait pas de cadeau aux plus jeunes. Il est assisté de deux ou trois barbus à gueules d’intégristes austères et sans pitié qui chantent leurs prières en commun au coucher et au lever du soleil. Ils célèbrent Dieu pour mieux fouetter les hommes, au nom de la Vérité révélée dont ils sont par privilège les seuls interprètes autorisés.

Le retour s’effectue par le même chemin qu’à l’aller, en paysage connu. Nous retrouvons le pré où nous avons pique-niqué hier midi. Des garçons sont en train de jouer au cricket à l’aide d’une batte taillée dans un jeune arbre et d’une balle faite de chiffons serrés. La pluie a détrempé le sol et l’herbe du terrain est recouverte de quelques centimètres d’eau, mais ils n’en ont cure. Comme tous les gamins du monde, ils « jouent à l’eau », pataugent et s’éclaboussent comme des chiots. Pour eux, c’est l’été et, même à 3000 mètres, ils sont peu vêtus.

Nous partons pour le lac, retenu juste au-dessus de nous par la moraine d’un glacier. Son eau, peu transparente, a une couleur vert armée. Au Pakistan, même les lacs se mettent au militaire ! L’horizontale de cette vaste étendue d’eau apaise l’esprit, toujours sollicité par les verticales et les angles aigus des pics dans ce paysage fort mâle. L’eau est femme et, même couleur camouflage, elle rend un peu de sérénité aux alentours. Tous les sommets sont dans les nuages. Nous avons l’impression de marcher dans un rêve, une contrée inconnue qui s’ouvre à mesure que l’on avance, surgie des brumes de l’esprit pour y retourner aussitôt que l’on s’avance. Un espace virtuel, créé par quelque ordinateur géant selon les impulsions mentales du visiteur. Ou bien l’application intégrale du solipsisme de Berkeley selon lequel rien n’existe hors ce que nous voyons ou du rêve qu’on en fait.

pakistan-pres-nanga-parbat.1243331352.jpg

Nous arrivons au camp des Polonais – toujours sous la pluie. R. a décidé du pique-nique ici et, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau, ce sera « ici » que nous devrons stagner deux heures. Les cuisiniers montent déjà leur tente, mais nous sommes destinés à rester sous la pluie. Stupidité de la routine : l’addition des mœurs traditionnelles, l’islam n’aidant pas à s’en dépêtrer, et d’ordres confus de R. (lorsqu’ils existent), aboutissent à cette situation courtelinesque. Nous aurions préféré marcher directement vers Tarshing pour ne pas geler sur un pré mouillé où il n’y a rien à voir. Je suis obligé d’insister pour qu’une bâche nous soit quand même confiée. Tendue au-dessus de quelques rochers et tenue par deux piquets de bois branlants, elle fait abri précaire et ceux qui ne vont pas explorer le coin s’y entassent. Nous attendons bêtement « la soupe » alors que la pluie poursuit son tac tac monotone sur la bâche au-dessus de nos têtes. Cette absence d’adaptation aux situations me hérisse. Aussi, après la soupe, les biscuits et le thé, je laisse la place à ceux qui reviennent de promenade. Je rentre seul à Tarshing sans attendre. Naturellement, le tempérament moutonnier des petits intellos (ils ne sont contestataires qu’en paroles) font qu’ils attendent les ordres. S’il est pour eux « moral » de s’opposer à « l’exploitation » - à condition qu’elle soit américaine ou grande bourgeoise - ils n’ont aucun scrupule à imposer une station de deux heures sous la pluie pour leur plaisir personnel aux âniers sans abri. Ils sont servis, ils ont le loisir d’aller « voir un glacier », et tant pis pour ceux qui travaillent. Pour cela « ils payent ». C’est pour ces inconséquences à répétition que je considère la plupart du temps les postures morales comme du simple théâtre. Comment prendre au sérieux de tels naïfs armés d’une bonne conscience politique et « de gauche » à toute épreuve ? Les convictions se mesurent aux actes, pas aux proclamations de vertu.

pakistan-pause-sous-la-pluie.1243331337.jpg

pakistan-gamin-a-medaille.1243331294.jpg

Je pars donc seul, et c’est un plaisir malgré la pluie qui persiste le restant de la journée. Etre hors du groupe oblige à rester attentif au chemin, au risque de se tromper. Le paysage devient silencieux sans ces profs toujours jacassant. Il prend une autre couleur. Les gens vous parlent : les adultes mâles, les adolescents, les gamins - pas les filles, nous sommes en terre d’islam. Ils veulent savoir votre prénom, de quel pays vous venez, où vous allez, combien de temps vous restez au Pakistan, quel métier vous exercez.

Tout cela en anglais, langue qu’ils pratiquent assez bien ici pour le vocabulaire basique. Même les femmes ne se détournent pas autant qu’en groupe quand vous passez seul, sauf si un mâle local est aux alentours, qui les surveille. Je descends la vallée, reconnaissant des bribes d’itinéraire, certains villages, les barrières enjambées à l’aller. Un ado me demande de le prendre en photo avec pour fond « sa » vallée. Il ne verra jamais l’image, mais ce qui compte pour lui est d’éterniser son souvenir dans le monde. Ainsi me l’explique-t-il dans un anglais hésitant. Quatre jeunes garçons autour de dix ou onze ans m’accompagnent un bout de chemin. Ils parlent un peu anglais qu’ils ont appris à l’école. L’un d’eux a le teint clair et les yeux verts, la kamiz dégrafée. Il me dit s’appeler Rhamnut Abdul et il paraît très éveillé.

pakistan-gamin-en-kamiz.1243331308.jpg

Arrive d’un chemin de traverse un adulte à parapluie. Il porte une courte barbe et un cahier dans la main. Je le prends pour le maître d’école mais, en parlant avec lui, je découvre qu’il ne l’est pas le moins du monde. Il est fonctionnaire du bas d’échelle pour le gouvernement. Sa fonction depuis trois mois est de veiller au planning familial. Il a une douzaine de villages à surveiller et à conseiller, disséminés dans la vallée. Son salaire de fonctionnaire débutant est de 300 roupies par mois pour ce premier emploi. Ce n’est pas beaucoup, mais il bénéficie de droits à la retraite et d’une certaine sécurité sociale en cas de maladie, c’est pour cela qu’il s’est engagé. Il parle un anglais difficile mais arrive à se faire comprendre. « Les gens d’ici sont illettrés, m’explique-t-il. Ils ont facilement neuf, dix enfants, jusqu’à douze parfois. Ils ne peuvent pas les habiller donc les envoyer à l’école. C’est idiot. J’essaie de les convaincre d’avoir moins d’enfants pour s’en occuper mieux. Je donne des conseils. La vie est dure dans ces villages. » Lui les parcourt à pied régulièrement, mais peut-être pas cinq jours sur sept. Je ne sais pas s’il est marié, il est resté pudique sur ce sujet et il est probable que non.

pakistan-ado-de-tarshing.1243331276.jpg

Arrivés à Tarshing, Karim et Taj sacrifient au rituel de négociation de fin de trek avec le « chef » des porteurs et ses vieux barbus. Les palabres durent, chacun assénant ses arguments avec des expressions théâtrales. Les porteurs se retirent pour discuter entre eux, puis reviennent, prêts à de nouvelles concessions. Tout cela aboutit, à ce que je peux comprendre, à 24 000 roupies pour tous. Karim compte les billets et les remet au chef, revenu seul pour cette ultime transaction. Le chef prélève aussitôt les 4 000 roupies au-delà de 20 000 et les met dans sa poche. C’est son prix (20%) pour avoir défendu les intérêts des porteurs. J’observe avec un intérêt d’entomologiste cette transaction économique de base. L’offre et la demande s’accordent et chacun trouve son content. Le tout est fonction de considérations purement locales. La morale abstraite – ou occidentale – n’a rien à voir là dedans.

Le cuisinier a installé sa batterie de becs au butane sous l’auvent du bâtiment qui nous abrite. Il ne tarde pas à nous servir du « green tea », ce fameux thé-pelouse au goût de rien que je suis venu à détester au Pakistan (le thé vert est d’un autre goût au Japon !). Quelques heures plus tard, et à la nuit tombée, le repas « de fête » est servi. La soupe, un bouillon de viande aux pois, est aux pâtes, le riz jaune sucré avec viande et pois, les légumes sont variés avec viande et pois, et le dâl est avec viande mais sans pois car ceux-ci sont écrasés pour le faire. Les crudités sont une invention originale, une « surprise au goût anglais » : des tranches d’ananas de conserve surmontées de cerises au sirop… et arrosées de mayonnaise ! Je me moque un peu, mais il est clair que ce soir on liquide les restes. Arrive enfin le plat local : un ragoût de mouton nature, surtout en os et gras comme on les aime dans les montagnes. Bien que pas très fin à nos palais citadins, ce dernier plat est authentique, donc agréable à goûter. Si les pays s’apprécient aussi par le palais, le Pakistan ne me laissera qu’un souvenir insipide et emprunté. Mieux valent ses gens et ses montagnes.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Argoul 1120 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog