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Tadada, l’Amérique au panthéon rock vous présente sa scène hawaïenne ! Non, non ami lecteur, ne t’arrête pas subitement dans la lecture de cette chronique en imaginant avec effroi quelques sémillantes vahinés jouant du ukulélé branché sur ampli en exerçant des déhanchés chaloupés. Heureusement, il n’en sera nullement question ici. Mais la citation de cette île mythique n’est pas pour autant anecdotique. Mais revenons au commencement. La Californie, pendant les années 60. Merrell Fankhauser est l’une de ces gloires locales que les exégètes du rock ont trop souvent reléguée dans les tiroirs du mépris universel, voire de l’oubli béant. Grand mal leur a pris. Car notre gentil blondinet californien au visage poupin est à l’origine d’un parcours plus que singulier qui a marqué discrètement mais durablement l’histoire du rock US. En 1964, Merrell est déjà un guitariste ayant fait ses armes d’abord au sein de The Impacts, un combo de surf music, puis avec les Exiles où il rencontre Jeff Cotton, futur lead guitarist de Captain Beefheart. Une solide amitié naît entre les deux hommes. En 1967, leurs chemins se séparent, Merrell forme Fapardokly, une formation plus en accord avec les nouvelles aspirations psychédéliques en vogue en Californie et sort un premier album très réussi. Son jeu de guitare voluptueux s’y exprime alors de façon embryonnaire. 1968, le groupe se réincarne en HMS Bounty et publie un deuxième effort sur Uni, une fois encore riche en mélodies savamment ciselées. 1969, Woodstock sonne paradoxalement le glas de l’expérience lysergique, trop éreintante au goût de certains. Les idéaux écologiques vont alors présider au destin de Merrell Fankhauser. Avec Jeff Cotton et deux anciens membres des Exiles, il forme Mu en hommage au mythe lémurien qui prend sa source dans l’île de Maui, au cœur de l’archipel d’Hawaï. Vivant en communauté, les membres du nouveau groupe s’adonnent à la méditation transcendantale et répètent comme des fous (mystiques). 1971, dans un studio de L.A. Merrell et ses amis gravent Mu, unique chef-d’œuvre et œuvre unique en son genre. Enracinées autour du blues, les neufs compositions s’affranchissent toutefois des diktats traditionnels pour renaître avec une confondante modernité qui fascine encore aujourd’hui. Les talents des deux guitaristes s’y déploient à merveille pour donner corps à leurs compositions : magie, limpidité, complexité des accords et une instrumentation audacieuse, avec l’emploi du saxophone dont jouait déjà Cotton au sein du Magic Band du Capitaine Cœur de Bœuf, confèrent à des morceaux comme Blue Form une beauté singulière. Les arabesques subtiles, la voix douce et chaleureuse de Merrell se conjuguent à la perfection dans une équation musicale ultime qui n’est pas sans rappeler Crosby, Stills, Nash & Young. No body Wants To Sine se pare d’un son d’une telle actualité que l’on croirait l’album sorti cette année. Aucune fioriture ne vient troubler l’édifice s’érigeant comme un temple aux multiples strates, impression renforcée par le solo de sax, aux frontières du jazz. Comment un tel album a-t-il pu à ce point passer à côté de son époque car la musique qui y est délivrée aurait du le placer aux avant-postes de la création, dans la légende. La deuxième face début par Eternel Thirst, là encore un blues fondamentalement transfiguré par une démarche résolument contemporaine, en tout cas superbement atonale, où percussion, cuivre et guitare slide s’accouplent dans une extase tendue, religieuse, cathartique. Mais que l’on ne s’y trompe pas, point ici de psychédélisme de pacotille mais un rock aux confins des influences qui culmine dans les neuf minutes et trente quatre secondes de la Soif Eternelle. On en a déjà oublié les vahinés évoquées plus haut pour imaginer quelque sorcier indigène comme disait Gainsbourg commandant au soleil dans un sorte de transe que seule la musique est capable de reproduire. Spirituelle, oui, cette démarche l’est totalement. Sans outrance. Sans formalisme vain. Sans artifice aucun. Too Naked For Demetrius, deuxième instrumental du Lp, resplendit de majesté sous les caresses des cymbales puis enchaîne sur une rythmique élastique, presque tribale, déclinée par les volutes suaves du saxophone alors que le bassiste semble tout simplement inventer le tapping. Mumrella Baye Tu La se veut plus austère, presque silencieux alors que la voix de Merrell se lance dans une incantation récitée puis chantée, comme un slameur visionnaire, à la manière des chamans. Jeff Cotton a délaissé ses cuivres pour leur préférer le violon, accentuant un peu plus la dimension irréelle du morceau. L’album s’achève sur une ballade classique (au sens noble du terme), The Clouds Went That Way, à la manière de CSN&Y. Point final éblouissant qui laisse gravée dans le cerveau quelque mirifique vision d’un paradis perdu subitement retrouvé. Cette impression semble avoir guidé nos musiciens qui en 74 partent s’installer dans l’île de Maui pour concrétiser leur idéal pacifique. Là bas, dans les clameurs solaires de la nature, nos trois compères rachètent une plantation pour autofinancer leurs projets musicaux, jouent et enregistrent la matière d’un deuxième album qui ne verra le jour qu’en 1982 ( !). Réédité aujourd’hui avec Mu, il constitue un témoignage sans équivalent du travail de Merrell Fankhauser, « mu » par une spiritualité qu’il continuera encore et encore à faire rimer avec musicalité.
La semaine prochaine : Tim Buckley en carte postale