Magazine Journal intime

München, tome 1

Par Eric Mccomber
Très soudainement la tempête frappe au cœur d’une soirée très tranquille, après une journée au beau fixe. Les arbres perdent de petites branches, les portes des camping cars claquent, des tourbillons s’emparent de la rivière normalement placide. En catastrophe, les petits cayakistes rentrent au bord et tirent leurs esquifs sur la rive. Ma tente est non loin et je la laisse affronter toute cette merde seule. Je suis assis dans le bar déserté du camping. Ils font jouer les vieux succès gluants des années 80. Mister Mister est à l’honneur. Bof. M’en fous. Je jouis d'être à l'abri de la flotte.
L’heure est au bilan. Un mois, mille kilomètres, dont sans doute une des parties les plus difficiles du parcours. Partis trois, puis quatre, un sommet de six, puis encore quatre, et trois, et moi tout seul. Ça va, je songe sur les étriers, lentement. Je digère une vie complète. J’avais stocké des tonnes de tristesse compacte dans des chairs graisseuses, denses et lourdes, écharpes dérisoires que j’avais enroulées autour de mes éraflures. Mon amie sauvaine appelle-ça « jeter de la terre sur le feu ». Quarante ans de vieilles toxines fondent et s’écoulent le long de mes jambes, ruissellent entre mes omoplates, dans le creuset de mon sternum, dégageant une étrange odeur fade et fantomatique. Ça laisse de grandes traces blanches sur les vêtements, c’est si poison que ça irrite tout sur son passage. Idem pour les éliminations, ma pisse est du vitriol, ma merde de l’acide borique. Ça sort de partout. Mes oreilles et mes narines rejettent massivement tout ce qu’elles ont trouvé à brader dans la fournaise. C’est tout le corps qui se mobilise pour monter la prochaine côte, pour attaquer la vallée suivante, pour atteindre la pause du midi, pour trouver un bon coin à dodo… Je me liquéfie lentement sur les chemins d'Europe. Je dors des heures et des heures, des blocs soporifères pas possibles. Je me couche à neuf heures pour ne me relever qu'à dix. Parfois j'ajoute une sieste en après-midi.
La micro tempête est derrière nous et le couchant revient sécher les troncs et les feuillages. Je charge l’ordi au fond du bar. Hall & Oates à la disco. Pft. Je termine une immense Löwenbräu. München. Munich. Munich des droits de l'Homme, Munich petit bled de province, Munich capitale impériale. Munich de la tragédie Olympique, Munich d’Hitler et de ses rassemblements de brasserie. Munich déliée, relaxe, dilatée, impassible. Munich du touriste nippon ou floridien, vomissant sur un pont. Munich insaisissable, étendue, immense, mince comme une peinture de parking. Munich verte, aux parcs innombrables, à trois arbres par habitant. Munich à vélo, partout des cyclistes, mômes, vieillards, jeunes, biznessmen, pauvres, avocats, rastamen, sexygonzes, voies réservées partout, patience générale, calme, sérénité… Munich : trois meurtres par année, comparée aux trente de Montréal-la-paisible et aux trois mille de Washington, capitale des braves et des libres.
Je regardais les femmes, tout à l’heure. Passé la journée à me déplacer d’un endroit à l’autre à recherche d’un endroit où poser mon cul pour quelques jours. Je suis fatigué, j’ai un contrat à exécuter, j’ai envie d’en savoir plus sur Munich et la Bavière. Je regarde les femmes, donc. Je les regarde toutes. Toutes, toutes, toutes. L'une est jolie, l'autre a l'air triste, la suivante porte un sac trop lourd, sa voisine mâche un bonbon, à son balcon elle baille et passe sa main dans ses cheveux, elle sort de sa voiture en rentrant son gros ventre, elle replace ses seins après avoir traversé la rue, elle protège son café en carton comme s'il s'agissait d'un petit bébé grippé, elle cliquète-clic-claquette sur ses talons roses pour ne pas être en retard, elle est en accord absolument parfait avec les diktats de la mode anti-fashion, elle balade son enfant dans son ventre ovale et puissant, elle se frotte les yeux elle n'a pas dormi mais sourit discrètement l'heureuse crapule, elle sort tout droit d'un film, engoncée dans une rayonne bleue électrique qui lui fait jaillir les saillies et chatoyer les chairs-de-poule…
— Ah oui ?!
À un certain moment, un vieux débris, monté sur un cyclo-tacot d’un autre siècle, grinçant de rouille et d'usure, monte à ma hauteur en marmonnant en vieux bavarois. Ce qui est drôle, c’est que je suis à peu près certain de comprendre le long paragraphe qui m'est adressé :
— Ah oui, celle-là ? La grande brune ? Et sa gueule ? Elle te dit quoi, sa gueule, fils ? Elle a l’air intéressante, dis ? Tu aimes, la tronche qu’elle fait, oui ? Tu aimes ? Tu as envie de cette moue tous les jours chez toi ? Cette tête de snob ? Cette fermeture ? Ce renfrognement satisfait ?
Feu rouge. Nous mettons pied à terre. Je le regarde d'un air curieux. Le vioque parvient à cracher un jet de salive brune sans retirer son bout de cigare. Il reprend :
— Pis, t'as vu ses fringues, fillot ? Tout assorti ! C'est bien ce qui pue, ici. T'as pas remarqué, non ?
— Mais, mais… Euh… Qui…
— Mentalité de panoplie !… C'est pas pour toi, ça… baroudeur. Forget it. Nicht gut. Pipi de chat ! Das izt scheiße !
— Oh, c'est toi ?
— Du bizt krank ! Your star awaits… ¡ Hasta que nos veremos !
Mais il était déjà loin en haut de la colline. Une heure plus tard, je retrouve un autre vieil ami, juste en travers de la route. Incroyable. Décidément, c'est le rassemblement.© Éric McComber

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