Les Impromptus Littéraires mettent leurs chaussures.

Par Sandy458

Cette semaine, les impromptus nous demandent de mettre nos chaussures.
Escarpins? Espadrilles? Tongs? Bottes?
Je ne sais que choisir, je laisse le héros de mon texte décider pour moi...
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J'ai du mal à détacher mon regard du globe opalin fixé derrière mon interlocuteur.

La faible luminosité qui en émane capture mon esprit plus sûrement que les paroles.

« C'est une formalité maintenant, vous comprenez. Vous y allez, vous débitez votre texte, vous revenez. Une promenade de santé ».

Une promenade de santé... est-ce ce que pensent les papillons emprisonnés, jusqu'à ce que mort s'en suive, dans les rais de lumière ?

Mes deux collègues ont déjà acquiescé devant les propos tenus par notre Responsable de mission. D'un coup de coude l'un deux me remet les idées en place et me fait revenir parmi eux.

« Je vois que vous y êtes déjà, c'est bon signe ».

Le Responsable  découvre un large sourire aux dents blanches aiguisées.

Je lui rends son sourire, confus.

Pendant qu'il reprend son discours stratégique, mon regard a quitté le globe blanc lumineux pour se concentrer sur une sphère presse-papier en verre, posée devant moi, sur le bureau.

Ses couleurs bleues et vertes se mêlent l'une dans l'autre et projettent leurs ombres irisées sur le plateau de bois sombre.

Quelques centimètres carrés de vitraux impromptus dans lesquels mon esprit vagabonde avant le Grand Voyage dans l'Inconnu...

Mes mains se crispent, je n'ai plus qu'une envie : caresser la sphère polie et ressentir  sa fragilité dans mes mains protectrices...

Une semaine plus tard, nous sommes à pied d'œuvre. Mes collègues sont obligés de me secouer à nouveau. Je rêve sans cesse.

Une sphère blanche lumineuse occupe toutes mes pensées.

Pourtant, mes gestes automatiques sont parfaitement exécutés, j'ai passé tant de jours à les répéter qu'ils font partie de ma personnalité.

L'un de mes compagnons me regarde, la gorge serrée.

Tout repose sur moi à présent.

Je suis dans un état second, comme extérieur à mon enveloppe corporelle.

Je revêts méticuleusement ma combinaison et j'enfile mes chaussures de travail. Elles ressemblent fortement à de lourdes bottes, incongrument blanches sur le sol noir.

Mes mains sont moites, je dois me calmer, respirer à fond, laisser entrer l'air avec force dans chaque alvéole pulmonaire même si c'est douloureux.

Des bottes blanches.

Des bottes de sept lieues comme les nommerait si joliment mon fils.

Mon cœur se serre un instant, j'ai un aiguillon qui me fourrage et  provoque une douleur étranglée dans ma poitrine.

Où es-tu mon petit Pierrot Lunaire ?

Est-ce qu'un rêve t'a fait grimper sur le toit de la maison pour mieux m'observer ?

Es-tu déjà ici, à m'attendre avec ton sourire malicieux ?

« Vas-y, c'est à toi... bonne chance ».

J'inspire, j'expire, je me concentre sur ma respiration.

Je ne vois plus rien, je ne calcule plus rien.

Je subis la situation et son dénouement est proche.

Et moi, dans tout ça ?

Je descends la courte échelle qui me mène jusqu'au sol.

Ma botte droite foule la poussière.

Sa blancheur m'apparaît si étrange dans la grisaille environnante.

C'est bientôt mon grand moment de gloire, je vais pouvoir débiter ma tirade, celle qu'ils m'ont écrite.

Ils ont passé des heures fébriles pour le choix de chaque mots, ils ont soupesé les termes, mesurés jusqu'à l'impact de la ponctuation.

Ma botte gauche se stabilise dans les scories.

J'esquisse quelques pas maladroits, pour toi, mon Pierrot lunaire. Je suis un pantin grotesque mais qui provoquerait ton hilarité.

« C'est un petit pas pour l'homme mais un pas de géant pour l'humanité. »

Le micro qui me relie aux hommes de la mission grésille.

« Neil, parle plus fort ! Le monde entier t'écoute. Nous sommes les premiers ! Tu viens d'enfoncer les popovs et leur soyouz. Mieux que Gagarine, Monsieur Armstrong ! »

Je tourne la tête vers une source lumineuse qui éclaire la visière de mon casque.

Mes mains engoncées dans la combinaison tentent de se lever pour agripper la sphère bleue nimbée de mousseline blanche. Je voudrais la saisir pour la serrer contre mon cœur.

« Mon Dieu, qu'elle est belle, si petite et si fragile. Si vulnérable dans l'obscurité. Toute l'humanité, sans exception, a droit à ce clair de Terre. »

Je constate qu'ils ont coupé mon micro.

Non, le monde ne doit pas m'entendre.

Pas prêt, pas encore.

J'ai un drapeau à planter à la face du monde. J'allais presque oublier.




Neil Armstrong, Commandant de la mission Apollo 11, photo de la NASA,
wikimedia commons, domaine public.