A vrai dire, ce n’était pas une rue, ni même une adresse, mais un immense escalier à gravir en s’y frayant un chemin à travers tout un attroupement attendant l’heure.
Le repas qui précédait cette ascension, le premier souvenir d’une sole rebondie et dorée, présentée sur un ovale blanc. Elle était sans aucun doute, on m’en persuadait, une des clés pour réussir ce concours parisien, légèreté pour les estomacs un peu noués, fluidité pour les doigts nerveux.
Mademoiselle Guyon que l’on surnommait Miss Guyon y inscrivait ses petits enfants provinciaux, les disciplinés ainsi que ceux qu’elle appelait avec un certain désespoir ses « outils ».
Cette demoiselle habitait une de ces vieilles maisons blotties au pied de la cathédrale, qui supportait encore au premier étage un piano, peut-être deux, ses meubles, ses livres et aussi plus d’une cinquantaine de parents et d’enfants pour l’audition de fin d’année.
Arrivée bravement en haut de cet escalier, je n’avais plus qu’à repérer la salle, photographier le jury, approcher le piano et grimper sur son tabouret pour l’apprivoiser.
Mais, une fois installée en position la plus haute, c’est à peine si mes mains pouvaient se poser confortablement sur le clavier. Je sens encore sur mes épaules d’enfant les sourires chaleureux, j’entends les pas pressés apporter une brassée de grands livres plus ou moins épais. « Celui-ci ou celui-là, deux devraient suffire, un de plus ? »… pas de réponse…je restais muette et n’osais dire sur quelle quantité de littérature je devais m’asseoir, le piano seul devant s’exprimer.
La mission accomplie, ne pas se perdre dans ce qui m’apparaissait alors un palais à découvrir.
Je m’égarais suffisamment pour qu’une main bienveillante me raccompagne jusqu’à l’escalier.
Le retour en plaine, plus tard les résultats et la fierté de Miss Guyon pour sa classe récompensée, les disciplinés et les « outils » ayant rivalisé de concentration et d’application dans cette aventure.
Cette demoiselle m’avait fait découvrir avant les lettres, les syllabes et les mots, comment tout un monde en noir et blanc de cerises, de gouttes d’eau en suspension ou posées sur cinq fils tendus, de mille-pattes sabotés grimpant et descendant un chemin plus ou moins escarpé où quelques sentinelles imposaient ici ou là répit, pouvait, sous l’œil attentif d’une mère clé au corps enroulé, produire des sons que le grand-père instrument droit et ventru exécutait sous les doigts de l’enfant émerveillé.
Un printemps, la dame essoufflée dans sa maison bien fatiguée a subitement et définitivement cessé de chanter.
La première mort, le premier bouquet de muguet cueilli pour l’éternité, clochettes sans timbre au lourd parfum.
Notre Miss aurait très certainement souffert de notre adolescence, de ses secrets dévoilés sur l’art du boogie-woogie, de la rumba et du tango, ce dernier encore à percer. La maturation des œuvres classiques se ferait lentement, beaucoup plus tard.
La rue du Rocher est devenue une adresse où je ne me suis jamais rendue depuis.
Fan