Roosevelt "Baby Face" Willette est un artiste dont la trajectoire suscite de nombreuses interrogations. Sa courte apparition dans la première moitié des années 60 ressemblerait fort à ce phénomène lumineux qui accompagne l’entrée dans l’atmosphère d’un corps extraterrestre laissant derrière lui une traînée lumineuse, si, filant et éphémère, il n’était pas nécessaire de scruter le ciel étoilé d’une nuit d’été pour espérer l’apercevoir – encore moins de formuler un vœu à son apparition. Vaporisé en moins de temps qu’il n’en faut pour ne laisser que quelques débris (quatre albums) encore fumants sur le sol, il demeure l’un des organistes les plus énigmatiques des cercles de jazz.
Mort en 1971 pour des raisons indéterminées, son parcours ressemble à celui de beaucoup d’autres. Il fait ses premières gammes au piano poussé par une mère musicienne puis perfectionne son apprentissage sur l’orgue de la paroisse de son père. À la fin de son adolescence, il commence une carrière professionnelle dans des groupes de gospel et de rythm & blues qui le conduisent à voyager, non sans tracas financiers, à travers l’Amérique du Nord pendant plus d’une quinzaine d’années. Lorsqu’il décide de se tourner vers le jazz, à la découverte des enregistrements de Charlie Parker, il trouvera dans l’orgue le moyen d’accomplir sa nouvelle vocation en mêlant ces influences musicales acquises au long de ses tournées.
L’année 1961 est l’une des plus productives pour l’organiste. Alors que ce dernier achève deux collaborations avec le saxophoniste Lou Donaldson (Here ’Tis) et le guitariste bluesy Grant Green (Grant’s First Hand), Blue Note lui offre l’occasion d’enregistrer une double session en tant que leader. Espacée d’à peine quelques mois, elle aboutira sur la sortie des albums Face to Face, et Stop and Listen (réédités en 2007), que beaucoup considèrent comme son meilleur enregistrement. Pourtant la première pièce ne saurait être négligée tant elle est représentative du style de Willette lorsqu’il se retrouve devant ses claviers.
Si le "babyface" désigne le "gentil" sur le ring, mieux vaut ne pas se fier aux apparences. Surnommé ainsi à cause de sa figure d’adolescent mystique (il est alors âgé de 28 ans), la maîtrise percussive de son instrument, l’orgue Hammond B-3 – rendu populaire par le titan Jimmy Smith, a pu recouvrir à l’insuffisance de son endurance. L’ouverture sur "Swingin' At Sugar Ray's" dé-note la singularité de cet organiste qui joue comme un pianiste. Loin de s’appesantir sur de larges nappes doucereuses, il détache chacun des sons qu’il alterne avec des phrases courtes et sèches, se contentant d’aller à l’essentiel. Un jeu assez proche du "single notes" de son guitariste, Green, qui ne fait que confirmer toute l’étendue de son talent sur le morceau éponyme.
Mais Willette sait aussi caresser son public. S’il se montre parfois impulsif, son tempérament le pousse à la discrétion et s’efface pour laisser plus de place à ses coéquipiers. Fred Jackson, au saxophone ténor, adoucit l'atmosphère par ses phrasés langoureux sur "Going Down", tout comme sur la reprise de "Whatever Lola Wants" qui prend une envergure plus sensuelle. Ce même titre où Willette, empli d’une ferveur quasi-religieuse, écrase les touches de son clavier au point d’en faire sortir un cri désespéré. Avant de retomber sur un ton plus guilleret et sautillant.
En bref : Face to Face condense tout le talent d’un artiste largement sous-estimé à cause d’une maigre discographie. Pas vraiment révolutionnaire mais doué d’une extraordinaire énergie qui aurait dû lui réserver une place au soleil, au côté des plus grands.