Une minorité, persuadée de savoir mieux que nous-mêmes quel est notre bien, se charge d'orchestrer ces rites, il est vrai essentiellement citadins. Journée sans voiture, journée du vélo, du roller, de la courtoisie au volant, sans tabac, l'imagination de ces gourous est d'autant plus fertile qu'elle se trouve encouragée par les pouvoirs publics qui voient dans ces rendez-vous orchestrés un moyen efficace pour faire rentrer tout un chacun dans le rang et lui faire oublier, dans ce décor de théâtre, les réalités quotidiennes. En outre, certaines de ces initiatives peuvent s'avérer fort rentables. Romain Gary, tout comme Montesquieu avant lui, se méfiait avec raison de ceux qui font profession " d'aimer autrui ". Il se serait réjoui de constater qu'aujourd'hui, l'altruisme est devenu un marché comme un autre, qu'il a perdu une partie de sa vertu de gratuité et de désintéressement, comme cette Fête des voisins en fournit une illustration.
Car, derrière la façade de cette joyeuse comédie, se dissimule une réalité plus étrange. Les promoteurs de cette initiative, regroupés au sein de l'association Immeubles en fête, ont en effet eu la présence d'esprit de déposer leur marque ; celle-ci bénéficie désormais d'une protection au titre de la propriété intellectuelle, son utilisation est donc soumise au paiement de droits.
Ainsi, les villes qui, en toute bonne foi, organisaient jusqu'à présent leur propre fête des
En contrepartie, ils reçoivent un lot d'affiches et de gadgets... où figurent les logos de " partenaires ". Qui sont ces derniers ? En dehors des institutionnels (Sénat, ministère du Logement...), ce sont des banques, des entreprises de la grande distribution, de l'agro-alimentaire, etc. Pour celles-ci, il en coûte de 30.000 à 80.000 € !
Voilà qui aura de quoi surprendre les voisins qui s'apprêtent à festoyer sur demande autour d'une nourriture " ni trop sucrée, ni trop salée, ni trop grasse " qu'ils auront eux-mêmes apportée dans un espace idéalement non fumeur et sans alcool (hygiénisme citoyen oblige). Eux qui pensaient que cette initiative était totalement désintéressée !
De plus, au chapitre des bonnes idées, comme on célèbre cette année la dixième édition de la fête en question, celle-ci se voit adjoint un nouveau volet, opportunément intitulée " Voisins solidaires " et lancé... par Christine Boutin, ministre du Logement. Rien de moins. Cette fois, les municipalités mises à contribution devront s'acquitter d'une adhésion plus importante : 1.500 € pour moins de 5.000 habitants et jusqu'à 10.000 € pour plus de 100.000 habitants. Pour la circonstance, a même été édité un " Livret des voisins solidaires ", rare florilège de truismes de la bien-pensance, avec quelques relents puérils dans le goût d'un Manuel des Castors juniors pour Q.I. déficient. Etes-vous - cela ne s'invente pas - un " voisin ours courageux ", une " fourmi respectueuse " ou plutôt une " abeille expansive " ? Vous le saurez en répondant à un questionnaire dont voici un extrait :
" À l'heure du dîner, votre voisin du dessus sonne chez vous et vous demande à voix haute à travers la porte, s'il peut vous emprunter un tire-bouchon... a) Vous n'ouvrez pas, car à cette heure-là, vous êtes en pyjama et n'aimez pas être vu dans cette tenue... b) Vous lui conseillez de descendre au bar voisin, en prétextant que le vôtre est cassé, car vous craignez qu'il ne soit alcoolique... c) Vous lui prêtez votre meilleur instrument, et lui proposez de goûter avec vous le vin que vous venez tout juste de déboucher, de votre côté... "Il faut que notre société soit bien mal en point pour en arriver à de telles niaiseries ! Mais les communes adhérentes et les entreprises pourront mesurer le bon usage qui est fait de leur argent. C'est pourquoi il serait dommage de s'arrêter en si bon chemin. Pourquoi, l'an prochain, ne pas adjoindre à la fête une option " voisins équitables ", puis, l'année suivante, " voisins durables ", assorties de nouvelles tarifications ? Nous aurions ainsi fait le tour des tartes à la crème du bonnisme issues, vu les montants engagés, n'en doutons pas, des meilleures pâtisseries.
"
Il serait fastidieux de dresser ici une liste de livres à conseiller, car chacun mérite lecture. Les essais de Muray ouvrent tous à la réflexion, et toujours avec un beau talent de plume et un humour décapant. Je ne partage certes pas toutes ses opinions, mais, s'agissant de ce qu'il dénonce, cette entreprise d'abêtissement organisée pour le plus grand bien de l' homo festivus, je ne boude pas mon plaisir. Voici, à titre d'exemple, un passage du tome IV de ses " Exorcismes spirituels ", Moderne contre moderne (Les Belles Lettres, 454 pages, 25 €) :
" ʺParis veut se recréer l'esprit villageʺ. En se dotant de rues plus conviviales et d'espaces culturels. Avec des commerçants qu'on tutoie, des riverains qui se tapent mutuellement sur le ventre au milieu des poussettes et des plantes vertes. Et des repas de rue, bien sûr. Des repas de palier. Des repas de balcon. Des repas d'entresol. Des repas d'escalier. Des repas de cage d'escalier. Des repas de combles, de caves, de cours. Des repas partout. Pour bouger et manger dans le bon sens (et blacklister au passage les derniers mauvais coucheurs qui ne goûteraient pas ces occasions hautement participatives. [...] Ici comme ailleurs, le bruit du désastre est couvert par le chant épique du moderne en fête qui sait si bien emballer dans une idéologie de rébellion pour jardin d'enfants toute la grossièreté, la goujaterie, la niaiserie et l'illogisme exhibitionnistes qu'il appelle réappropriation de la cité par les citadins et les citoyens. Dans l'espoir que l'on ne sache jamais qu'il n'y a plus personne pour, de cette cité, habiter même les gravats. "
Ses détracteurs se sont empressés de diaboliser Philippe Muray, de le traiter de
Comme cette majorité silencieuse, je préfère choisir en toute liberté mes " moments de convivialité " et qui j'ai envie d'y convier. Et demain, je crois que je passerai ma soirée à relire Philippe Muray.